Nénette et Rintintin
Quand tous les jeux semblent épuisés, il faut encore aux grandes personnes des trésors d'imagination pour répondre au lancinant "J'sais pas quoi faire" lancé par des enfants butés, cherchant sans conviction à s'occuper. Arrive alors le moment où l'on ressort les restes de laines multicolores qui se transformeront en pantins plus ou moins réussis : l'art de faire quelque chose à partir de rien ! Fabriquer des Nénette et des Rintintin, voilà bien une occupation qui a traversé les générations... sans d'ailleurs qu'elles en connaissent toujours l'origine.
Les enfants de Poulbot
Tout commence en 1908, avec un Francisque Poulbot assez remonté contre les poupées proposées alors aux petites filles : le plus souvent des fabrications Made in Germany (trahison !), auxquelles il trouve un air uniformément idiot. En fin observateur des titis parisiens, il décide de s'en mêler en modelant dix-huit poupées aux caractères bien marqués, à l'image des enfants à qui il les destine. Il fait sensation en présentant cette année-là au Salon des Humoristes "ses poupées d'une invention ravissante, émouvante même, je risque le mot, avec leurs tignasses emmêlées et leur mines de papier mâché" (Gil Blas 10 mai 1908). "Avec lui, la poupée d'art entre dans un mouvement nouveau et qui est personnel à Monsieur Poulbot." (Gustave Kahn - La femme dans la caricature française).
Mais, comme Poulbot le dit lui-même, "la guerre a tout dérangé" : seuls deux de ses enfants auront le temps d'être produits en série par la Société Française de Fabrication des Bébés et Jouets, avant que le monde ne soit précipité dans la première tourmente du siècle.
Catalogue d'étrennes des Magasins du Louvre en 1913 et poupées vendues par la maison Theriault's
Étonnamment modernes, ces bouilles-là détonnent au milieu des visages de porcelaine aux yeux écarquillés et à la bouche ouverte trônant dans les vitrines des magasins de jouets. Elles s'appellent Nénette et Rintintin mais, dans le petit monde de Poulbot, Nénette est le garçon, Rintintin est la fille : il se murmure que ce sont les noms tendres que son épouse et lui-même avaient coutume de se donner.
Seulement l'époque n'est pas propice au lancement d'une nouvelle gamme de jouets. Les deux Poulbotes en restent donc à une fabrication et une diffusion fort restreintes.
Trois mois de folie
Passent quatre années de guerre... et tout à coup, au printemps 1918, Nénette et Rintintin sont sur tous les cœurs, leur nom refleurit sur toutes les lèvres ! Ils reviennent en force, cette fois-ci sous la forme de deux minuscules fétiches de fil, parés de toutes les vertus protectrices contre les dangers de la guerre.
Bien malin qui saura dire exactement quelles mains ont imaginé ces petites poupées de fil, d'à peine trois centimètres de haut. La presse s'accorde cependant à les faire naître dans le monde de la couture. Pourquoi alors ne pas s'en remettre à la jolie version racontée par le Carnet de la Semaine, dans son édition du 2 juin 1918 ? L'échotier évoque une mode lancée par Geneviève, petite main chez Paquin, qui après avoir fabriqué les pantins dans un écheveau de laine, se les passa autour du cou en disant : "Voilà Nénette et Rintintin, mes fétiches contre les Gothas. Une heure après tout l'atelier avait le fétiche, une semaine après, tout Paris"
Le fait est que la mode de ces gris-gris de laine se répand comme une traînée de poudre. L'amoureuse les confectionne pour protéger son fiancé parti combattre au front, la maman les suspend aux voiles du berceau pour veiller sur le sommeil de son bébé, les plus bravaches les arborent à leur boutonnière... on ne sait jamais !
Nénette et Rintintin échappent à Francisque Poulbot, un peu à son corps défendant. Car il retrouve ses jolis petits mômes transformés en sommaires pantins de laine, Nénette devenue la fille et Rintintin le garçon. Il leur est même né un enfant qu'on appelle le petit Lardon ou encore Radadou, bientôt transformé en Roudoudou. Mais il rend bien volontiers les armes devant cette irrésistible vague envahissant la capitale. Il s'en explique, dès juin 1918, dans une chronique publiée par Le Journal et qui sera reprise dans son livre Encore des gosses et des bonhommes.
Poulbot - Encore des gosses et des bonhommes - Source Internet Archive
En ce printemps 1918, il n'est pas un journal qui n'évoque les idoles du jour. Pour les uns, ils sont "les petits soldats de la bonne chance", pour les autres la protection ultime contre les bombes des Gothas et les obus à longue portée de la grosse Bertha. Guillaume Apollinaire lui-même livre son interprétation du phénomène dans sa chronique de juillet au Mercure de France : "C'est peut-être la première fois que, depuis le fil d'Ariane, l'homme met sa confiance dans quelques brins de laine, de fil ou de soie. (...) Nénette et Rintintin sont les premiers dieux nés au XXème siècle".
Petit florilège de la presse en 1918 : Les Annales Politiques et Littéraires du 2 juin
la couverture de La Baïonnette du 4 juillet - Le Figaro du 21 mai
Fantasio du 1er juillet - Le Petit Parisien du 27 mai - Le Cri de Paris du 7 juillet
source Gallica
Enfin, la capitale est en émoi... Rapidement le commerce s'empare des deux pantins, même s'il se dit qu'acquis à prix d'argent, Nénette et Rintintin perdent leur pouvoir de protection. On fabrique les talismans de laine chez Madame Zizette, modiste, ainsi que chez ses consœurs : "Les Rintintin qui sortent de cette pépinière ont une grosse tête avec des yeux naïfs en perles blanches ou noires. La jeune Nénette porte dans les cheveux un magnifique nœud de ruban assorti à la couleur de son corps." (La Baïonnette - 4 juillet 1918). Dès mai 1918, Le Musée et l'Encyclopédie de la Guerre recense pour les collectionneurs les objets à surveiller. Nous savons grâce à cette liste qu'on fabrique des breloques à 65 et 95 centimes, des médaillons doubles en verre renfermant les deux fétiches de soie, des bijoux en métal de prix et toutes sortes de bibelots : statuettes, jetons, objets peints ou brodés...
Et les cartes postales, bien sûr ! Il existe un nombre impressionnant de séries mettant en scène les petits fétiches.
Les chansonniers ne sont pas en reste, habitués qu’ils sont à se saisir de l’air du temps. On met Nénette et Rintintin en vers, en ritournelles, les revues fleurissent à l'affiche des théâtres, aux Bouffes-Parisiens, aux Folies Bergères et au café-concert de la Gaîté-Rochechouart.
Bulletin de la chambre syndicale des pharmaciens de la Seine de 1918
Les Annales Politiques et Littéraires du 23 juin 1918
source Gallica
On trouve même des gens sérieux pour les analyser, le temps de causeries présentées comme des conférences, ou une société savante qui publiera à son bulletin de 1919 une étude de plus de vingt pages sur le sujet.
Le soufflé retombe
Mais aussi rapidement qu'a surgi la faveur, enfle le vent de la critique. Les esprits forts voient les petits talismans comme "les ultimes gris-gris surgis des bas-fonds de la superstition" (Journal des réfugiés du Nord du 29 mai) ou titrent "Nénette et Rintintin porte-malheur" en constatant perfidement que depuis qu'ils ont envahi Paris, toutes les catastrophes semblent fondre sur la Capitale (Les Annales Africaines du 15 juillet).
Il se trouve évidemment des moralistes pour mener une attaque en règle contre la fabrication des pantins de laine, allant jusqu'à y voir une organisation du gaspillage portant atteinte aux intérêts de la Nation. "Dans l'été 1918 la laine devenant de plus en plus chère, ce fut en laine que des fabricants ingénieux composèrent les ridicules petites amulettes contre les bombardements aériens, que les Parisiens appelèrent "Nénette et Rintintin". Bref, dès que la guerre rendait une marchandise rare et chère, et que par conséquent l'intérêt individuel et national en demandait impérieusement l'économie, la mode en faisait au contraire instinctivement une élégance de luxe, au mépris de tout intérêt et même de tout patriotisme, mais au grand bénéfice d'industriels peu scrupuleux." (La Revue Philosophique)
La presse catholique est la plus virulente à combattre "Les poupées dangereuses", ainsi que les présente La Croix. Henry Reverdy y fustige sans guère de retenue Nénette et Rintintin, subitement devenus le symbole "de la superstition et de l'ignorance qui habitent les âmes modernes".
La Croix du 26 juin 1918
source Gallica
Après trois mois de ce vent de folie, le soufflé retombe aussi vite qu’il est monté et la rentrée de septembre voit les petites poupées sombrer dans l’indifférence. Le plus clairvoyant sur le sujet est peut-être Henry Jagot qui, dès le mois de mai, prédisait dans Le Parisien : "La vogue des deux fétiches est devenue si grande qu'on en peut prévoir la fin. Les superstitions parisiennes n'ont qu'un temps."
Et puis l’automne de cette année-là, c’est surtout celui de l’armistice. La France mettra bien du temps à reprendre pied dans une vie pacifiée mais l’armistice, c’est la promesse de revoir ceux des soldats qui ont gardé la vie, la fin des bombardiers dans un ciel menaçant et des canons à longue portée encerclant la capitale, la fin des sirènes et des descentes aux abris à toute heure du jour et de la nuit.
A quoi bon des fétiches, puisque le péril semble bel et bien écarté ? "Le danger disparu, l'esprit critique, selon la culture de chacun, reprenait ses droits et, sans les renverser, reléguait cependant les petits dieux dans le capharnaüm intime de la pensée" (Les Annales Politiques et Littéraires - 15 octobre 1927)
Ce qui en reste
De ce court emballement vite balayé par d'autres modes, il restera cependant des traces durables : une vedette de cinéma et deux petits pantins ressurgissant régulièrement dans la presse enfantine, y compris bien loin de leur terre natale.
• 26 films et une série télé
A la toute fin de la guerre, le caporal américain Lee Duncan recueille deux chiens d'une portée de bergers allemands découverte dans les décombres d'un chenil, près de Saint-Mihiel où a combattu son unité. Il les baptise Nénette et Rintintin, pour évoquer les petits pantins de laine que les enfants lorrains offrent aux soldats alliés en guise de porte-bonheur. Nénette meurt pendant la traversée de retour mais Rintintin, arrivé sain et sauf en terre américaine, fait vite preuve de capacités exceptionnelles qui le conduiront tout droit vers les plateaux de cinéma.
Il jouera les stars jusqu'en 1932, avant de revenir en France pour être enterré au cimetière animalier d'Asnières-sur-Seine. Mais son personnage occupera l'écran bien plus longtemps, incarné successivement par des acteurs canins donc certains seront ses descendants.
La popularité de Rintintin lui ouvrira les portes des souvenirs de Georges Perec, au n°197 : "Je me souviens des films avec le chien Rin-Tin-Tin, et aussi de ceux avec Shirley Temple, et aussi des poésies de Minou Drouet"
• les petites mains de La Semaine de Suzette
Dès octobre 1918, Tante Jacqueline propose à ses nièces de réaliser "un abat-jour artistique en timbres-poste". Les petites lectrices sont invitées à découper la silhouette de trèfles à quatre feuilles qu'elles combleront par des timbres-poste piquetés puis à mettre Nénette, Rintintin et Radadou en vedette de leur ouvrage dans trois grands médaillons de papier calque. Je vous fournis toutes les explications pour réaliser cet abat-jour porte-bonheur du meilleur goût, vous n'aurez pas d'excuse pour rater cette occasion (un abat-jour artistique, quoi !)
Puis nos fétiches sont à nouveau mis à l'honneur par La Semaine de Suzette, dix ans plus tard. L'heure du modernisme a sonné, l'usage de la voiture se répand, alors on propose cette fois-ci aux petites Suzette de réaliser des fétiches pour l'auto, dont une superbe Nénette. On l'accompagnera d'un Tonkinois fait de cacahuètes et de bouchons ou d'un Pierrot bourré de son...
• les petites mains américaines
Cependant la fabrication des poupées de laine n'est pas restée une occupation manuelle seulement destinée aux enfants d'ici. Faut-il voir dans les bricolages américains l'inspiration de nos fétiches de 1918 ? Ce n'est pas impossible car parmi les cartes postales immortalisant les petites idoles, des séries entières ont été conçues pour les soldats anglophones afin qu'ils les envoient à leur famille.
Toujours est-il qu'en 1953, un livre d'occupations manuelles pour les petits leur fournit la marche à suivre pour réaliser des poupées de laine, répliques exactes de nos amulettes.
Un souffle de fil pour donner naissance à deux minuscules poupées, comme un pied de nez à tous les dangers : Nénette et Rintintin, c'est l'histoire d'un incroyable engouement qui a gagné Paris et la France entière à la vitesse de l'éclair. Internet n'existait pas : on dirait aujourd'hui que le buzz a fonctionné, tellement bien qu'il a traversé le siècle pour arriver jusqu'à nous.
Et vous, avez-vous fabriqué des Nénette et des Rintintin ? En faites-vous faire aux petits qui vous tirent par la manche pour mendier de l'occupation ? Si vous avez de la documentation ancienne ou plus récente sur le sujet, n'hésitez pas à me la faire passer, je serai ravie de la partager ici.