Je ne suis pas un cadeau
... mais un objet de mémoire. C'est ce que disait l'étiquette posée sur le papier de soie, bien plus qu'il n'en fallait pour exciter ma curiosité, évidemment ;-)
Le papier protégeait un objet de mémoire assurément, à n'en pas douter un véritable trésor : un vieux cahier aux allures de grimoire de sorcière, rempli de recettes de teintures. Et rempli de mystères aussi !
Le premier d'entre eux est l'origine de ce livre de recettes pour la tinture des draps. Une seule certitude : les quantités sont telles qu'il ne peut provenir que d'une manufacture. Certaines formules sont prévues pour teindre jusqu'à cent cinquante kilos de laine, alors il ne peut pas s'agir d'un cahier de ménagère.
Un nom figure sur l'étiquette de couverture : Rey. S'agissait-il du propriétaire de la fabrique ? du teinturier lui-même ? Cette seule indication est bien insuffisante pour constituer une piste.
Le cahier débute avec la liste des "agents chimiques qui sont employés en tinture des laines" . Le défilé des bizarreries commence : sandal, garance fine, vitriol de Chipre, crème de tartre, permenbour, curcuma, bois de Brésil, orseille, lima, quercitron, prussiate de potasse, cendre gravelée, composition écarlate... je suis déjà loin au pays des mots, vous me suivez ?
Puis viennent les recettes, pour teindre les draps de laine principalement, mais aussi les coupons de satin ou de cotty (celui-à, en parcourant la collection du maréchal de Richelieu, je le trouverai peut-être ?) et même une recette intitulée "noir en écheveau", pour teindre la laine en fil.
Beaucoup de noms donnés aux couleurs sont suffisamment évocateurs pour que j'en devine le résultat : gris de plomb, gris de perle, jaune doré, vert russe, noir anthracite, lilas, noisette. C'est parfois moins inspirant cependant, quand les recettes sont titrées olive pourri ou gris de rat ;-)
Mais pour d'autres appellations, je ne fais que deviner : car quelle différence entre caffé claire et caffé des capucins ? Dos de lièvre, tourturelle, col de canard, qu'est-ce que ça va donner exactement ? Et au final, quelle écart de nuance entre bleu de France, bleu anglais et bleu de troupe ?
Et puis certains intitulés des couleurs me demeurent résolument obscurs : Californie fond de cuve, pysquelansy, bout de Paris, pierre d'Egypte, chandesil, amélie, flame de ponche, orica, carmélite... C'est tout une litanie poétique et décalée qui défile dans ce cahier d'atelier, pourtant certainement écrit sans intention d'y semer de la fantaisie. Ces appellations étaient donc parlantes il y a deux siècles et nous les aurions perdues ? Mais pour beaucoup je ne les retrouve pas, même dans les dictionnaires d'autrefois...
Mystère encore que les instructions figurant en fin des recettes, le plus souvent un seul mot. Certaines sont compréhensibles, mais les autres ? Coucher, écarter, surmonter à volonté ou bien surmonter et coucher, surmonter sur les planches et mettre en chaudière... j'ai encore du chemin à faire avant de pouvoir me mettre à la teinture !
Au milieu des recettes de couleur, surgit parfois une recette pour la colle forte ou une "bonne recette pour gommer les pièces" ou encore une recette pour l'éputiage... Toi, je te tiens ! Dans les vieux dictionnaires, je ne trouve pas éputiage, alors j'essaye éputier... qui me renvoie à époutier... qui me renvoie à époutir... qui me renvoie à énouer... Victoire ;-)
Énouer, on le trouve pour la première fois dans la 5ème édition du dictionnaire de l'académie française en 1798. Mais c'est la version de 1835 qui me confirme que la piste est bonne : le terme est employé dans les manufactures de drap où il signifie "Éplucher les draps, en ôter les noeuds". Et je progresse avec la définition de 1872 : "Éplucher le drap, en ôter avec de petites pincettes de fer les noeuds de fil, pailles et ordures qui peuvent s'y rencontrer. Énouer en gras, éplucher le drap avant qu'il soit dégraissé ; énouer en maigre, l'éplucher après qu'il est dégraissé".
Alors ma recette d'éputiage ? Une manière chimique d'énouer le drap, sans se fatiguer et perdre son temps avec des pincettes ? C'est bien beau mais finalement, ça finit encore par des questions ;-) Quand je vous disais qu'il y avait du mystère...
Mais c'est un mystère qui me ravit. Et un cadeau qui fait mon enchantement depuis que tu me l'as fait parvenir, ma chère Élisa. Au fil des 260 recettes de ce cahier miraculeux, je ne cesse de découvrir de nouveaux mots pour ma collection, il fait mon enchantement, merci !
Quand je l'ai repris, j'ai essayé de respecter l'orthographe telle qu'elle figure dans le cahier. Malgré son ancienneté, je soupçonne que même pour l'époque, il comporte des fautes mais il m'a semblé préférable de ne pas intervenir.