Qui es-tu Ernestine ? {7}
Charles fait donc souffler un petit air d'exotisme dans notre enquête sur Ernestine. Dans le dernier épisode, sa fiche matricule nous a donné deux informations au sujet de ses voyages :
- l'obligation qu'il avait de signaler ses changements d'adresse nous permet de savoir qu'il part au Pirée en 1897 ;
- en 1914, c'est au consulat de France à la Nouvelle Orléans qu'il passe la visite lui permettant d'être maintenu réformé en raison de ses problèmes cardiaques.
Ecclésiastique, voyageur... peut-être missionnaire ? Nous ne perdons rien à aller jeter un coup d'oeil dans Gallica. Charles ne s'y trouve qu'à une seule reprise. Plus exactement nous pouvons raisonnablement supposer qu'il s'agit de lui, compte tenu de la rareté des occurrences concernant ce patronyme et surtout, de la coïncidence avec les renseignements que nous avons déjà. Les Annales de la propagation de la foi, dans leur édition de 1903, font le bilan des départs aux missions pour l'année précédente. Nous apprenons ainsi que le 4 octobre 1902, le Révérend Père DÉVIRAT, appartenant à la société des missions Africaines de Lyon, s'est embarqué pour la Côte-d'Ivoire avec quatre de ses petits camarades.
Source : Gallica
Et c'est tout ce que nous trouvons à son sujet dans notre grande bibliothèque numérique. Cependant nous savons qu'il a par la suite traversé l'Atlantique, puisqu'il était de passage à la Nouvelle Orléans le 19 novembre 1914. Nous allons donc explorer le lieu qui fut le principal point d'entrée aux États-Unis de 1892 jusqu'en 1954 : le centre de réception des immigrants d'Ellis Island, situé à quelques encablures de Manhattan. En six décennies, plus de douze millions de voyageurs y ont débarqué.
Immigrants à Ellis Island en octobre 1912 - Bibliothèque du Congrès
Charles doit être passé par ces mêmes lieux, à peu près à la même période, en voyageant dans des conditions aussi précaires que la plupart de ces candidates à un nouvel Eldorado. Les archives d'Ellis Island sont également en ligne, et vont nous permettre de retrouver la trace de son arrivée aux États-Unis. Pour pouvoir les utiliser, il faut simplement créer sur le site un compte gratuit avec une adresse mail.
On accède aux listes qui nous intéressent par le bouton "Passenger search", situé en haut à droite de la page d'accueil.
Une interrogation sur le nom de DÉVIRAT renvoie trois arrivées à New York, et les trois concernent Charles. Il a été enregistré à l'arrivée à Ellis Island en 1906, en 1907 et en 1930. Nous retrouverons des informations plus précises pour chaque traversée en allant sur sa fiche détaillée (dans l'onglet "Annotations"), par exemple ici pour le passage de 1906 :
Nous allons voir cependant que cette indexation est loin de reprendre toutes les informations contenues dans le manifeste du navire. Et je serais passée à côté d'une jolie surprise si je ne l'avais pas épluché avec attention :-) C'est cependant une limite du site dédié : le document original n'est ni facile à trouver, ni disponible gratuitement en bonne résolution. Qu'à cela ne tienne, nous allons contourner la difficulté.
Rendez-vous donc sur le portail incontournable lorsqu'on a des recherches à faire notamment sur le continent américain, Family Search. C'est la vitrine généalogique de l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, en raccourci : les Mormons. Là encore, on peut accéder gratuitement à beaucoup d'informations, à la seule condition de créer un compte avec une adresse mail.
Je vous décrypte rapidement ma requête dans ce cas particulier. Mais le site est foisonnant et si vous avez besoin d'aller plus loin, vous pouvez passer par ce Wiki qui vous en expliquera les fonctionnalités. Les ressources mises à disposition sont conséquentes, car Family Search a numérisé énormément de fonds généalogiques, y compris français. Dernier en date et non des moindres : l'état civil parisien reconstitué que nous attendions depuis si longtemps de trouver en ligne !
Ici il suffit de saisir une requête classique sur le prénom et le nom. La petite astuce consiste à cocher la case figurant à droite de chaque zone de saisie pour obliger la requête à ne renvoyer que les occurrences correspondant exactement à la graphie demandée. Sans cette précaution, on se retrouve vite avec des milliers de réponses parmi lesquelles il est bien ardu de repérer celles qui nous conviennent.
Nous retrouvons les trois passages signalés sur les archives d'Ellis Island. Parmi les symboles figurant à droite, la fiche nous renverra aux informations indexées que nous connaissons déjà. C'est donc l'appareil photo qui nous intéresse car il nous permet d'accéder au document original, le manifeste de La Gascogne, dont une lecture attentive va nous fournir bien d'autres renseignements... de ceux qui nourrissent le récit d'une vie.
A peine passé trente ans, Charles a déjà bien vadrouillé mais en ce début d'année 1906, c'est la première fois qu'il met le cap sur les États-Unis. Venu de Paris où il avait établi sa résidence, il embarque fin janvier au Havre, à bord de La Gascogne, pour une grosse semaine de traversée. Il voyage en troisième classe, la plus inconfortable, et débarque sur le sol américain avec, en tout et pour tout, un viatique de 35 dollars et un objectif : aller prêcher la bonne parole au cœur du continent, à Saint-Louis, dans le Missouri.
Mais pour atteindre sa destination finale, il lui faudra encore se lancer dans un nouveau périple, terrestre cette fois, de plus de mille cinq cents kilomètres. Il prévoit donc une étape à New York même, dès que le contrôle de l'immigration lui aura ouvert les portes d'Ellis Island.
Car surtout dans cette période où le centre a connu sa plus intense activité, accueillant jusqu'à un million de nouveaux arrivants par an, les opérations de contrôle peuvent prendre de longues heures et parfois des jours qui s'ajoutent encore à la traversée. On vérifie tout, selon les critères fixés à l'époque. Oui, il a assez d'argent pour poursuivre son voyage en terre américaine, en tout cas plus que le seuil minimal fixé à 20 dollars. Non il n'a pas fait de prison, non il n'est pas polygame (!), oui il est en bonne santé physique et mentale… Enfin il peut poser le pied sur Manhattan !
Battery Park et State Street en arrière-plan - Massachusetts Collections Online
Tout naturellement, il est hébergé dans une maison d'hôtes fondée par l'institution catholique en 1889. Les soeurs de Sainte-Agnès y offrent un premier accueil aux immigrants, souvent éprouvés par leur traversée et la crainte d'un avenir incertain. La grande maison se trouve tout au sud de Manhattan, juste devant Battery Park, pour ainsi dire au débouché d'Ellis Island. Ce n'est que plus tard, en 1926, qu'elle sera transférée dans le quartier de Chelsea, sur la 23ème rue… où les sœurs de Sainte-Agnès proposent toujours aujourd'hui le gîte et des petits déjeuners d'anthologie ;-)
Car oui, par l'un de ces clins d'oeil que nous adressent parfois les archives, Leo House qui accueillit Charles à son premier voyage aux États-Unis est aussi l'hôtel dans lequel notre petite colonie de cinq copines devait se poser, un siècle après lui… mais, en ce qui nous concerne, juste pour le plaisir de nous balader le nez au vent dans Manhattan !
Pour ce premier contact, le séjour de Charles aux États-Unis sera de courte durée et il regagne bientôt la France, puisque nous le retrouvons débarquant une nouvelle fois sur le sol américain, à la fin du mois de juin 1907. Il est toujours en provenance du Havre mais a voyagé cette fois-ci à bord de la Touraine.
Notre Ernestine reçut-elle une carte comme celle-ci, griffonnée de quelques mots par son aventurier de grand frère ?
Le missionnaire dirige cette fois-ci ses pas vers la Géorgie, à Savannah. Probablement y eut-il ensuite d'autres traversées, dont toutes ne sont pas enregistrées à Ellis Island ; il a très bien pu arriver directement en Louisiane. Car c'est dans cet état du sud qu'il semble ensuite s'être fixé.
Pour la nouvelle année 1931, il débarque à nouveau à New York qu'il a rallié à bord du Paris... un paquebot dont nous aurons l'occasion de reparler avec l'histoire de Monsieur Sajou ; décidément, que de connexions par-delà l'espace et le temps :-) Charles est toujours français, bien sûr, mais c'est Chataignier, en Louisiane, qui est désormais sa résidence permanente. Son visa lui a été délivré non pas en France mais à Washington. Et presque le seul parmi ses compagnons de voyage, il parle aussi bien l'anglais que le français... Charles serait-il devenu quasiment Américain, au cours de ces dernières décennies ?
Un retour dans les archives françaises va nous permettre d'en savoir encore un peu plus à ce sujet, mais aussi sur les autres membres de la famille... dans le prochain épisode, avec la découverte d'un nouveau fonds :-)