Combien de mailles ?
Nous voici donc au point d'orgue d'une belle aventure, que j'ai déjà eu l'occasion de relayer ici. La Wool War One vient de se terminer, en même temps que la série des commémorations qui ont rythmé ces quatre dernières années.
L'aventure fut parfaite de bout en bout, non pas qu'elle se soit déroulée selon un dispositif parfaitement huilé (précisément pas :-) mais parce qu'elle fut exactement ce qu'il fallait : un projet collaboratif à la fois joyeux et porteur d'émotions, sur lequel Délit Maille fit souffler un grand vent d'enthousiasme. Anna nous a entraînées dans son sillage en nous faisant partager ses doutes mais surtout sa détermination sans faille. Chaque maille qu'elle nous donna à tricoter fut traversée par le sens qu'elle s'obstinait à insuffler dans cette histoire et ce fut un privilège de contribuer à faire naître ses soldats de toutes les nationalités.
Mais ce que j'ai aimé par dessus tout dans son projet, c'est la manière dont il se démarquait du discours ambiant en pointant l'aberration d'une guerre faite, de part et d'autre des frontières, par des gars se ressemblant si fort et ayant si peu de raisons de s'entretuer. Tout était dans la phrase de Kipling qui a accompagné la colonne des 781 soldats de Délit Maille à chacune de ses sorties.
Après avoir, au nom de ses grands principes, poussé à la guerre son garçon de 18 ans qui aurait dû y échapper, l'auteur du fameux Tu seras un homme, mon fils eut tout le reste de sa vie pour le regretter. Car l'enfant pour lequel il avait inventé une jungle merveilleuse, peuplée d'ours dansant la rumba et de panthères bienveillantes, ne fut jamais un homme : il devint un corps anonyme tombé dans les prairies du Pas-de-Calais, broyé dans une de ces guerres absurdes que se déclarent parfois les nations.
C'est pourquoi la dernière exposition de l'armée de laine se déroula, une fois de plus, exactement là où il fallait qu'elle fût. Après une aventure commencée à Roubaix, puis passée par le Grand Palais, Londres et Montréal, le hasard (?) fit marcher les soldats de Délit Maille, une dernière fois, face aux terrils derrière lesquels John Kipling avait perdu la vie.
C'est maintenant la démobilisation et l'heure de donner un foyer à chacun de ces petits Poilus, Belges, Italiens, Allemands, Turcs, Russes, Néo-Zélandais, Australiens, Américains, Spahis, tirailleurs Sénégalais, Chinois, Annamites, Anglais, Écossais, Terre-Neuviens et Canadiens qui défilèrent si pacifiquement pendant quatre ans.
Anna a choisi de les disperser au profit de Médecins Sans Frontières. Elle entend ainsi transformer les heures passées par les tricoteuses et tout le temps investi en plus par les assembleuses en actions d'assistance pour les populations qui souffrent... aussi de la guerre, encore de la guerre.
J'ai reçu la semaine dernière les trois soldats que j'ai adoptés et j'ai été surprise d'être cueillie par l'émotion en ouvrant l'enveloppe. Car ce ne sont que quelques brins de laine, n'est-ce pas ?
Mais à les tenir là, dans le creux de ma main, sont remontés tous les échanges sur le groupe, et les souvenirs des grands-parents et arrière-grands-parents pris dans la tourmente. Ma grand-mère, isolée à l'arrière et clouant elle-même la caisse sur son bébé de six mois que mon grand-père n'aurait pas le temps de connaître... Les quatre ans passés pour lui dans l'enfer du front à brancarder pêle-mêle les blessés et les morts, à peine interrompus par une année d'enfer encore en captivité... Le retour dans un village marnais pilonné par les bombardements, devant une maison disparue...
C'est une idée abstraite, la guerre, dans notre petit univers douillet. Mais tous ces souvenirs-là, passés dans la mémoire familiale, lui donnent une terrifiante réalité que mes soldats de laine incarnent et exorcisent tout à la fois. Pour n'avoir pas eu l'occasion de voir les expositions, je ne les imaginais pas si minuscules ni si désarmants dans leur touchante naïveté. Je sais maintenant qu'ils sont à la fois doux et forts et qu'ils résisteront à tout.
Il reste quelques soldats à adopter et ça se passe sur le site du Mémorial de Lens. Les 30 € que vous donnerez pour chaque petit homme de laine iront intégralement à Médecins sans Frontières, sans qu'un centime n'en soit distrait. (Edit à 11 heures 30 : c'est fini, il n'en reste plus, j'ai supprimé le lien)
Tout a été si beau dans cette aventure, la fin encore est belle. Merci Anna.