L'union fait la force
Dans la foulée du billet de dimanche dernier sur les collaborations publicitaires, j'ai ressorti ce petit OPTI (*) que j'aime particulièrement, malgré son piètre état extérieur.
La boîte métallique est minuscule : elle mesure quatre centimètres sur huit et est épaisse d'un centimètre. Entre les tâches de rouille qui brouillent sa lecture, on distingue tout de même très bien la marque principale. Il s'agit de Cartier-Bresson et plus particulièrement de son produit phare, le Brillanté à la Croix, un fil non divisible qui cousine avec le Broder Spécial de DMC.
Il est toujours difficile de dater précisément ces petits objets, mais dans le cas présent, le croisement des marques va nous y aider. Car avant même de l'ouvrir, des informations complémentaires apparaissent sur les quatre côtés de boîte.
C'est en réalité un échantillon -ce qui explique sa taille modeste- diffusé par la Compagnie Générale Française des distributeurs automatiques qui se targuait d'être concessionnaire des chemins de fer ; alors notre petite boîte a probablement été largement vendue dans ces lieux de passage que sont les gares.
La Compagnie est créée en 1898 au 30 rue de Londres, s'agrandit sur le 32 à partir de 1900 et déménage finalement au 22 en 1904. Voici donc de quoi positionner la fabrication de cet objet sur les toutes premières années du XXème siècle.
Et puis nous avons encore une indication sur le dessous de la boîte qui héberge une publicité pour un dentifrice commercialisé par un monsieur V. Rigaud, établi rue du Faubourg Saint-Honoré.
Affiche source Gallica
La parfumerie V. Rigaud, où l'on pouvait également se procurer la seule véritable eau japonaise de Kananga (!), est placée par les annuaires rue de Vivienne jusqu'en 1904, puis ensuite au Faubourg Saint-Honoré. C'est donc une confirmation de la datation sur le début du siècle.
Et nous n'avons même pas encore ouvert la boîte : il reste des rencontres à faire à l'intérieur :-)
Elle est remplie à craquer et heureusement, son contenu est miraculeusement en bien meilleur état que le contenant. Le couvercle coulissant révèle immédiatement un troisième larron : le mercier Ferdinand Suzor, un nom que vous connaissez peut-être déjà pour sa marque, le célèbre fil Au Patriote. Voilà encore un fournisseur sur lequel j'aurai pas mal de choses à vous raconter :-)
Le 30 juin 1897, les maisons Cartier-Bresson et Suzor forment à elles deux la Société Française de Cotons à Coudre. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que l'histoire d'amour débutait avec optimisme : elles projetaient alors cette association pour quatre-vingt-dix ans ! Nous comprenons en ouvrant la boîte qu'elle a été conçue pour promouvoir un concours de broderie. La Société était coutumière de ce procédé publicitaire puisque par exemple, la presse se fait déjà l'écho d'une opération similaire en 1900.
Le Grand Écho du Nord du 11 mars 1900 – Source Gallica
Un franc pour espérer être récompensée par des prix si alléchants ! Voilà qui autorise le journal, dans sa partie rédactionnelle, à gonfler un peu l'affaire en faisant miroiter aux yeux éblouis des mères l'espoir d'installer leurs enfants à la force de leur aiguille. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a tout de même un peu d'exagération dans cette fortune annoncée ; il fallait probablement caresser l'annonceur dans le sens du poil...
Point d'obligations de la Ville de Paris ni de bijou en or dans notre concours à nous... mais tout de même une machine à coudre et des prix en numéraire. C'est en effet un nouvel enjôleur qui entre dans la danse, en la personne d'Elias Howe, présenté comme l'inventeur de la machine à coudre en 1845. Tout le verso du dépliant raconte son édifiante saga.
Ce que l'on devine, c'est surtout que les machines Howe ont dû pouvoir être associées sans difficulté au concours, car Monsieur André les commercialise au 48 du boulevard de Sébastopol tandis que la Société de Cotons à Coudre est installée au 86. Une collaboration entre voisins, en somme…
Le Petit Journal – Source Gallica
Le résultat du concours est annoncé dans le Petit Journal, c'est donc LE titre qu'il faut lire. Effectivement, dans son édition du 15 juillet 1902, il délivre la liste des lauréates au concours de broderie des gares, avec le coton brillanté Cartier-Bresson. Ce concours-là, parce qu'il fait référence à la fois à la marque et aux gares, a bien des chances d'être celui qui nous intéresse, et je mise par conséquent sur 1901 pour l'année de fabrication de ma petite boîte.
Elle renferme également les fournitures pour la broderie : la batiste tracée et un écheveau de ce merveilleux coton brillanté qu'il s'agit de promouvoir. Il ne manque que les aiguilles, pourtant annoncées sur le couvercle mais qui, ici, ont été perdues ou bien utilisées à un autre ouvrage.
Nous avons droit à un ultime name dropping sur la toile destinée à devenir le futur mouchoir. Vous rappelez-vous que j'avais déjà évoqué ce procédé avec le mouchoir-prime des minotiers de Marseille ?
C'est ici du condensé puisqu'on a ajouté au dessin à broder proprement dit des publicités pour pas moins de cinq produits pharmaceutiques d'un coup !
Miam, le bon sirop au lactophosphate de chaux qui fortifie les os ! Miam, le Morrhuol Chapoteaut qui fait passer tout droit l'huile de foie de morue ! Miam, le sirop de raifort pour les enfants scrofuleux ! Miam, la farine lactée qui convient aussi bien aux nourrissons qu'aux vieillards ! Miam, le Zomol dont trois cuillerées représentent le suc de deux cents grammes de viande crue ! On vend vraiment du rêve aux brodeuses…
Mais au final, ce qui m'a le plus amusée, c'est l'utile précaution prise par les merciers avertissant de ne pas broder l'inscription publicitaire, destinée à disparaître au premier lavage. Prudence excessive ou insulte à l'intelligence de leurs clientes ? Nous ne le saurons jamais, mais personnellement, ça m'aurait un peu vexée :-)
(*) objet publicitaire très identifié