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Ouvrages de Dames
6 décembre 2020

Petite sœur

Le 15 février 1762, Notre-Dame de la Chaussée ouvre ses portes pour le baptême de Marie Françoise Antoinette Joseph, fille de Jean Antoine Joseph Tordreau, Ecuier et Seigneur de Belle Verge et d'Elisabeth Françoise Joseph Volckerick de la Tourelle.

Ouf ! Laissez-moi reprendre mon souffle… C'est que des paroissiens de ce genre, je n'en ai pas, moi, dans ma généalogie ;-)

ND de la ChausséeNotre-Dame-de-la-Chaussée - Source : Médiathèque Simone Veil

On est à Valenciennes et Marie est la première née du couple, qui ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Charles François Joseph en 1764, Elisabeth Louise Joseph en 1766, Marie Ernestine Joseph en 1767, Marie Hyacinthe Joseph en 1769, Françoise Louise Joseph en 1770, Caroline Françoise Joseph en 1772, Charles Louis Joseph en 1775… Les naissances se succèdent avec régularité, laissant parfois tout juste à la maman le temps de se remettre. Filles ou garçons, on ne fait pas d'exception : ils portent à la fois la marque du père et celle de la mère avec ce prénom de Joseph qui s'attache à chacun d'eux. La série s'arrête dramatiquement avec la mort du père en 1776, un an après la naissance du petit dernier.

Cette histoire, c'est vraiment celle d'un très ancien monde dans lequel je m'aventure rarement, celui d'avant la Révolution. Marie nait alors que Louis XV règne sur la France ; elle a douze ans lorsqu'il meurt, cédant ainsi la place au numéro XVI.

C'est aussi le monde exotique de la noblesse dont je peine à imaginer la vie. Riches ou nécessiteux ? Laissés dans le besoin par la mort du père ou confortablement protégés par leur statut ? Je préfère ne pas accumuler les lieux communs et laisser l'enfance de la petite à son halo de mystère.

Le plus émouvant de l'histoire

A la toute fin du printemps 1781, alors qu'elle n'a pas encore vingt ans, Marie se présente à nouveau devant les portes de Notre-Dame-de-la-Chaussée  pour épouser Charles Augustin de Courcy, chevalier, seigneur d'Herville. Ce sont deux presque orphelins qui se marient en ce mois de juin, car des quatre parents, Elisabeth Volckerick est la seule survivante pour accompagner sa fille. En revanche, une théorie de frères, cousins, amis et leurs épouses les entourent dans la petite chapelle ; le curé n'en finit plus d'égrener les noms et les titres dans l'acte de six pages qu'il rédige pour l'occasion.

Mariage Marie et CharlesMariage de Marie et de Charles le 12 juin 1781- Source : Archives départementales du Nord

Parmi toutes les autres, une jolie signature attire irrésistiblement le regard : Louise a 15 ans et le seul titre qu'elle revendique naïvement ce jour-là, c'est celui de la petite sœur, toute fiérote de parapher l'acte de mariage de son ainée.

Louise de Tordreau petite soeur

 Le plus étonnant de l'histoire

Marie quitte son Nord natal pour aller vivre chez son époux et s'installer avec lui à côté de Dreux, à trois-cents kilomètres de chez elle. En 1788, elle y met au monde une petite Aimée, juste avant que n'éclate la Révolution.

Et le fait étonnant, le voici et surtout voici pourquoi j'évoque aujourd'hui son histoire : le 10 février 1795, cinq jours avant son trente-troisième anniversaire, Marie Tordreau de Courcy signe son abécédaire.

ABC encadré

Parmi mes alphabets au point de marque, c'est le seul que je peux attribuer sans équivoque à une adulte. Le FAIT PAR sur lequel débute la signature ne laisse place à aucun doute : elle est bien l'autrice de la broderie. Face à cette attribution atypique, j'ai réfléchi à d'autres hypothèses, par exemple celle d'un hommage que sa fille aurait réalisé à son intention, mais la rédaction est trop explicite pour les retenir.

Et puis Marie l'a daté précisément, avec le nom de son mari accolé au sien ; là encore aucun doute ne subsiste sur la période de sa vie où elle s'est consacrée à son ouvrage.

Alphabet

Signature

La broderie est d'une finesse extrême puisqu'elle court sur une toile qui titre 28 fils au centimètre. Si l'on se fie à l'envers de l'ouvrage, qui doit avoir gardé ses couleurs d'origine, le fil de soie ne s'est pas tellement décoloré : les teintes sont vraiment très proches des deux côtés.

Endroit envers

Le marquoir a été tardivement placé dans un cadre rectangulaire en pitchpin dont le format convient très bien à une petite supercherie : la partie basse de la toile, inachevée, a été masquée par un habile rempli, à peine perceptible surtout quand on repositionne le verre de protection.

Marquoir déplié

Dans son format d'origine, l'ouvrage est un carré parfait de 31 centimètres de côté, très finement bordé : même à la loupe, les points de l'ourlet sont quasiment imperceptibles, sur l'envers comme sur l'endroit.

Ourlet

La construction du marquoir est tout à fait convenue pour un ouvrage de cette époque. Une frise discrète court le long de l'ourlet, sans aucune fantaisie. Comme l'enfant appliquée qu'elle n'est plus, la brodeuse s'est tout d'abord acquittée de son devoir avec un alphabet complet, suivi des dix chiffres. Suit la revendication de l'ouvrage, précise et, là encore, sans fioritures.

Une ligne fine de points en quinconce clôt la partie des écritures ; Marie s'est ensuite lancée dans une accumulation, qu'on peut encore trouver fort sage, de motifs principalement floraux.

Fleurettes

Motifs détails

Il n'y a pas d'excès de bondieuseries. Une croix de par Dieu en tête de l'alphabet, mais tellement développée qu'elle en perd quasiment sa symbolique, et encore une croix, cette fois sans équivoque, dans l'angle opposé. Et sinon, des fleurettes, sur tige, en pot, en vase, plantées dans un alignement de bon aloi. Quelques motifs géométriques, quelques essais d'on ne sait quoi…

Rien ne dépasse dans cet ouvrage qui dégage malgré tout un charme indéfinissable, naissant peut-être justement de sa monotonie. Et puis tout de même, je caresse une toile brodée au XVIIIème siècle, pendant la Révolution; ce qui explique probablement en grande partie l'attrait que je lui trouve.

Quelles pensées ont accompagné la brodeuse penchée sur son aiguille ? Cette date du 10 février 1795 a-t-elle pour Marie une signification particulière ? Pourquoi cet ouvrage de jeunesse sous les doigts d'une adulte ? La maman a-t-elle simplement voulu encourager sa petite Aimée en brodant un abécédaire de concert avec elle ?

chateau de la Boissière

Il y en a, des questions et du mystère, dans ce marquoir de grande fille. Le 18 novembre 1820, Marie meurt à l'âge de cinquante-huit-ans à Nogent-le-Phaye, chez sa fille Aimée. Elle a eu la douleur de voir partir la petite soeur dix ans auparavant...

 Et vous, avez-vous des marquoirs brodés par des adultes ? A part les vôtres, bien sûr ;-)

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Commentaires
B
J'aime beaucoup tes enquête sur les marquoirs. C'est incroyable ce qu'il est possible de trouver.
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E
Sylvaine, je me plonge à chacun de vos articles avec bonheur.<br /> <br /> Oui j'ai 2 Abécédaires l'un datant de 1906 de Marguerite DERAZE, l'autre de 1908 d'une dénommée BRENT, offerts par ma sœur, chinés sur Limoges.<br /> <br /> Je souhaiterai vous les montrer, peut-être par mail ?.
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N
Merci pour ce bel article, et le partage de l'histoire de ce marquoir, avec toutes les questions qui y sont liées... <br /> <br /> Hélas, pas réellement de marquoir de famille pour moi, un peu de linge marqué (mais par une arrière grand-tante), mais plus personne pour m'en raconter l'histoire, hélas...une mère et une grand-mère pas vraiment intéressées par la broderie...<br /> <br /> Belle journée, bises
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L
Chère Sylvaine, merci pour ce bel article, à la fois si bien documenté et tellement émouvant...un vrai cadeau de Noël ❤️🎄
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D
Encore une belle histoire. Merci de partager tes recherches. Mais où trouves tu ces anciens marquoirs et aussi bien conservés ? C'est ce qui m'étonne toujours , de pouvoir encore retrouver ces témoignages du temps passé .
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E
Fascinant .. je reste scotchée aux photos au texte aux questions et à cette histoire..mais je me demande pourquoi la toile a été ourlet en carré alors que la broderie n'est que un rectangle?<br /> <br /> Cette finesse sur cette toile si fine ..28 fils? je n'en ai jamais vue la plus fine est une 22.<br /> <br /> Les seuls abécédaires anciens que je possède sont ceux de la grand-mère de mon mari et de sa jeune sœur ( inachevé) mais elles étaient à l'école donc pas de marquoir ancien mais j'en ai brodé à l'âge adulte! des reproductions en fil de soie .<br /> <br /> c'est étonnant que les couleurs sont restées aussi belles<br /> <br /> merci pour la richesse de tous les articles présentés ici à chaque parution un vrai bonheur
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M
Merci, vous racontez toujours des histoires qui sont passionnantes et que je lis toujours avec beaucoup de plaisir. Bonne soirée.
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F
merci , c'est toujours passionnant
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P
J'ai des abc de famille, mais cousus par des jeunes 9-11 ans et 10-12 ans. celui qui semble être brodé par une presque adulte, 19 ans en 1924 ! donc récent..
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V
Un joli marquoir. J'aime les couleurs choisies par Marie. Tu as encore fait une belle recherche familiale grâce aux indications brodées<br /> <br /> Pas d'abécédaire de famille chez nous, je n'ai jamais posé la question à ma grand-mère sur ce point (c'est trop tard !!!) mais je pense que dans sa campagne roannaise la broderie ne devait pas trouver sa place.<br /> <br /> Bises<br /> <br /> violine
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M
Pas de marquoir chez moi. La question qui me vient : Pourquoi la partie basse n'est pas brodée ?
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C
Dans ma famille je suis la seule à broder et encore, je ne me suis mise à l'ouvrage qu'en 2006 et ne me suis reconnue et affirmée comme brodeuse que 8 ans plus tard quand j'ai réalisé un marquoir pour un concours. Je lis toujours vos articles et suis toujours stupéfiante de voir comment "ces morceaux de tissus brodés" peuvent raconter autant de choses. Merci beaucoup de partager ainsi vos trouvailles. Bon dimanche
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E
Beaucoup de douceur dans cet ouvrage de "Grande" <br /> <br /> Merci Sylvaine de mettre en ce jour de fin 2020 ces bouts de vie et de points .
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M
Cest un réel plaisir de te lire, de découvrir tes merveilles ! !!<br /> <br /> Mille Mercis pour ces partages dominicaux
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M
Merci Sylvaine pour cette plongée dans une histoire passionnante ! A quand un livre ? Vraiment, ce serait top de rassembler tes enquêtes dans un ouvrage qu'on pourrait toucher comme tu aimes caresser la toile du 18e siècle brodée par Marie adulte.
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S
C'est un grand plaisir que de te lire. J'adore les histoires que tu reconstitues à partir d'une toile et de beaucoup de recherches. Merci.
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M
Passionnant !
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G
Bonjour Sylvaine<br /> <br /> Pas de marquoir d'adulte chez moi. Merci pour cette belle histoire . Nous ne saurons jamais pourquoi cet ouvrage c'est arrêté le 10 Février 1795 . Il est bien conservé cet ouvrage, malgré son grand âge. Bon Dimanche gris et humide. Gros bisous.
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F
Un roman ce matin, agréable à lire, vous savez si bien raconter et nous tenir en haleine.<br /> <br /> Très bon dimanche,
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A
Pas de marquoir d' adulte pour moi ... mon plus ancien date de 1839 brodé à Sigean par une petite Hélène qui avait 11 ans ... une toile très fine aussi , tons et présentation similaires , si heureuse de l' avoir trouvé dans une boite à couture familiale ! <br /> <br /> .
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L
Merci pour cette belle histoire Sylvaine. Une fois de plus un bel ouvrage !<br /> <br /> et ue "petite soeur" attendrissante.
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C
Michèle a raison! C’est un beau roman c’ est une bien belle histoire et si bien racontée. Bon dimanche 😘
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A
Non Sylvaine je n’ai pas cette chance de posséder d’aussi beaux et touchants marquoirs. En revanche j’en ai réalisé avec le plus grand plaisir. Dès que j’en aperçois sur les brocantes je ne peux passer à côté sans les admirer. Encore une belle histoire ce dimanche matin, merci Sylvaine
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M
Une fois de plus,je lis tes commentaires comme un roman et je me plonge dans cette époque. Quoi de plus émouvant que d’avoir entre les mains un Marquoir brodé par une inconnue et qui ne saura jamais que bien des années plus tard nous avons admiré son ouvrage.
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