Le carnet de Jean Fick
Brut, populaire, autodidacte, naïf, primitif… l'art des artistes qui n'en sont pas résiste à l'étiquetage. Et par-dessus tout, il résiste aux pathétiques tentatives d'analyse et de récupération.
Ce pied de nez n'est que justice. Il reste une œuvre qui nous parle ou pas, qui nous remue ou pas. Il reste une émotion qu'il est parfois difficile de s'expliquer. Et c'est tant mieux qu'on ne parvienne pas à la mettre en cases, ni même à la décortiquer.
En vérité, je me suis arrêtée sur le carnet de Jean Fick découvert sur le mur de Lena Young parce qu'au premier regard, j'ai cru deviner un recueil d'échantillons de tissus. Quand je me suis rendu compte de mon erreur, j'étais déjà inexplicablement happée par cette juxtaposition de couleurs et de textes.
Ce n'est donc pas un cahier d'échantillons. Cet unique fragment retrouvé de la production de Jean Fick a été présenté, en 2018, à l'exposition de l'American Folk Art Museum Vestiges & Verse : Notes from the Newfangled Epic
C'est un petit carnet qui tient dans la main mais où se bousculent, s'entassent, se superposent quasiment les mots et les images, si bien qu'on ne sait plus s'il s'agit de mots mis en couleurs ou d'images chiffrées. Jean Fick invente son propre système d'écriture, suivant une logique toute personnelle, condamnant ainsi l'accès à ses pensées les plus intimes. S'exprimer avec l'assurance de n'être pas compris : la plus grande des douleurs, le plus désirable des refuges ?
Il parait qu'on ne sait rien de Jean. Cependant son carnet nous livre des indications factuelles et précises permettant, sans grand effort de recherche, de recoller des bribes de sa vie.
Quand il naît à L'Hopital en 1876, la Moselle est allemande depuis cinq ans. Il y exercera le dur métier de mineur et le moment venu, c'est donc dans l'armée allemande qu'il sera enrôlé en 1914. Revenu sous le drapeau français au gré d'une géopolitique erratique, il est définitivement réformé en 1921 ; car cette année-là, il est déjà aliéné interné, probablement à l'hôpital psychiatrique de Lorquin où il mourra en 1958, à l'âge de 81 ans.
Fiche matricule de Jean Fick - Source : archives départementales de la Moselle
Victime d'une ancienne blessure du crâne qui le laisse dans une confusion mentale chronique, Jean est certainement un de ces rescapés qui ont douloureusement survécu à l'absurdité de la première guerre mondiale, plus absurde encore pour les gens de l'Est ballottés entre deux pays ennemis.
Dans les années quarante où se situe son carnet, il est donc coupé du monde depuis de longues années déjà. Cependant, il sait parfaitement retranscrire les dates qui jalonnent l'histoire familiale : la naissance et la mort de son père, Jean, ainsi que de sa mère Madeleine, la naissance de ses quatre petits frères arrivés à l'âge adulte, Henri, Nicolas, Jean Louis et Gaspard. Il se rappelle aussi très bien qu'il s'est marié en 1902 avec Marie et qu'ensemble ils ont eu quatre enfants avant que cette fichue guerre ne le laisse sur le carreau.
Ces symboles indéchiffrables, cette communication impénétrable prennent place dans l'exposition Vestiges & Verse au milieu d'œuvres qui, toutes, parlent de l'urgence de créer. Elles suscitent surtout une furieuse envie d'envoyer valser tout ce que nous croyons ne pas savoir pour prendre couleurs et crayons afin de remplir des pages et des pages de carnets.