Le siècle des couturières
La télévision nous a offert un moment unique lundi soir avec Le siècle des couturières. Je l'ai partagé sur Facebook mais comme je ne suis pas sure que tout le monde l'ait vu, j'en remets une couche ici : le documentaire est visible en replay jusqu'au 6 mai prochain. Surtout ne le manquez pas !
Sur un siècle, le film raconte à plusieurs voix comment la révolution industrielle a bouleversé la vie des femmes, en leur permettant d'accéder au travail salarié et en centralisant la production dans les usines. Elle a fait naître chez elles l'espoir d'une vie meilleure, bien vite rabattu : la misère paysanne était rude, la misère ouvrière sera désespérante.
Grâce aux énormes métiers à tisser mécaniques importés d'Angleterre ou à la mule-Jenny pour le filage, une seule ouvrière est aussi productive que des dizaines d'hommes auparavant… tout en étant payée deux fois moins.
Avec les conditions de travail inhumaines créées par la nouvelle organisation de la production, les ouvriers sont pressurés par le patronat. Les ouvrières, elles, sont pressurées par le patronat, oubliées par les syndicats, accusées par les ouvriers de tirer les salaires vers le bas, invisibilisées par la société et harcelées par qui le veut.
Le film n'oublie pas d'évoquer les usines-pensionnats, ce système perverti issu du paternalisme industriel allié à l'église catholique. Il s'appuie justement sur l'exemple des soieries Bonnet, à Jujurieux, où travaillait le père d'une petite Lucie dont j'ai l'intention de vous reparler en vous montrant sa marquette.
La main-d'œuvre féminine finit par représenter les deux tiers de l'industrie du filage et du tissage. Mais son salaire ne fait que baisser, gonflant d'autant les profits des industriels qui ont bâti des fortunes sur son dos.
Le temps des luttes ne tarde pas, celle victorieuse des midinettes vite rejointes par les ouvrières d'usines en 1917 puis les avancées du Front Populaire et les premiers congés payés. Pourtant le début de l'émancipation des femmes, en usine comme ailleurs, et leur prise en compte par les syndicats, ne sera vraiment au rendez-vous que dans la foulée de 1968.
Mais après les soubresauts des crises successives, le premier secteur sacrifié est celui du textile et toutes les ouvrières qui ont fait sa renommée internationale. Le témoignage de Marie-Colette Patin, ancienne bobineuse à La Lainière de Roubaix, trouve un étrange écho dans l'actualité : Bien sûr que ça aurait pu être autrement, on aurait pu continuer en France. Il y en a qui gagnaient plus ailleurs mais pas nous. C'est d'abord le fric qui a compté avant les humains qui se retrouvaient sur le carreau à ne plus avoir d'emploi.
La voix des couturières, tisserandes, bobineuses des années soixante-dix réveille celle des femmes qui les ont précédées à l'usine ou à l'atelier. Ce documentaire réaliste et poignant décortique implacablement la vie menée au travail par nos mères, nos grands-mères, nos arrière-grands-mères.
Il m'a peut-être particulièrement touchée parce que dans les voix de ces femmes, j'ai eu l'impression d'entendre à nouveau celle de ma mère quand elle me parlait de son enfance. J'ai retrouvé ses mots dans les témoignages que donne à entendre ce documentaire : Je n'ai compris que bien plus tard qu'on était pauvre. Bien sûr qu'on était pauvre mais on ne le savait pas, on était tout le monde pareil.
Ma petite Maman avait brillamment suivi l'école jusqu'au certificat d'étude, puis patienté un an en cours complémentaire. Elle avait des ambitions modestes mais démesurées pour l'époque : elle aurait rêvé d'être institutrice ou assistante sociale. Quand ses treize ans sont arrivés, elle n'était plus protégée par la loi contre le travail des enfants et elle a dû embaucher dans sa première place de bonne.
Pour elle qui n'avait désormais plus comme idée fixe que d'échapper à cette condition, la couture a finalement été le moyen d'en sortir par le haut. C'est aussi ce que montre Le siècle des couturières : bien que très mal payé, le travail en atelier de couture a pu se révéler émancipateur pour beaucoup de femmes. Ma mère ne pouvait vivre décemment sans travail supplémentaire et passait ses soirées, jusque tard dans la nuit, à coudre pour ses clientes privées. Quand je relis les lettres de mon père, le nombre de fois où il la supplie de ne pas veiller trop tard, encore plus quand il a su qu'elle m'attendait…
Si ce n'est pas encore fait, j'espère vous avoir convaincues de regarder ce film indispensable pour comprendre le laborieux cheminement des femmes dans la société française. Je crois bien que vous ne pouvez mieux employer les prochaines 1 heure 29 minutes et 47 secondes que vous aurez de disponibilité ;-)
Et si après ça il vous en reste un peu, je vous signale que j'ai publié chaque jour de cette semaine sur Passerelle, en réponse au défi #Genealogie7Photos qui nous propose de piocher parmi nos photos anciennes pour raconter l'histoire familiale.
Mon arrière-grand-mère Georgette Rottée, née le 5 janvier 1885