Jeanne, une vie à l'école
Avant même de partir sur les traces de Jeanne, j'avais déjà tout une histoire avec sa marquette. Je l'avais repérée sur Ebay mais je ne comptais pas trop dessus car je savais qu'au moment fatidique, je serais bien loin d'un ordinateur. Comme il ne faut jamais s'avouer vaincue, je dépose tout de même une enchère puis j'oublie et je pars en Auvergne pour le stage de cartonnage organisé par Françoise à Mailhat.
Le dimanche après-midi, je suis absorbée dans les finitions de ma boîte à boutons quand Françoise débarque dans notre ruche... et glisse innocemment la marquette de Jeanne sur ma table de travail. J'étais la seule à avoir repéré l'alphabet rouge ; elle était la vendeuse que je n'avais pas devinée derrière son pseudonyme, j'étais l'acheteuse dont elle venait de découvrir l'identité à la clôture de l'enchère :-)
Après cette rencontre inattendue en Auvergne, je n'étais pas au bout de mes découvertes ; car l'histoire de Jeanne, c'est une histoire d'amour avec l'école et c'est aussi celle d'un fils qui nous la rend si proche.
Jeanne Bonhoure a neuf ans lorsqu'elle brode sa marquette. Elle fait de l'alphabet presque un prétexte tant il est réduit ici à la portion congrue ; pourtant les lettres sont bien les seules vedettes de son ouvrage. Mais ce qui lui importe, en réalité, c'est de se raconter avec un luxe de détails qui occupe presque tout l'espace de son canevas. La seule chose qu'elle ne dit pas, c'est la date de son exercice ; un rapide calcul nous suffit pour comprendre qu'elle l'a brodé en 1891.
Jeanne l'aime, son école de Barbaira :-)
La fillette vit tout à côté de Carcassonne, dans ce village de Barbaira où son père est menuisier. Elle est la petite dernière après Sylvain, le frère aîné plus vieux de neuf ans et Julie, née cinq ans avant elle. Il lui vient un nouveau frère quatre ans plus tard mais il ne sera que le souvenir d'un chagrin car malheureusement, le nourrisson n'atteint pas l'âge de deux mois.
Jeanne est une brillante élève, son chemin se dessine tôt : elle enseignera, dans les pas de l'institutrice qui veille sur elle tout au long de sa scolarité à Barbaira. Après un parcours de brillante normalienne à Carcassonne, elle prend un poste d'ajointe à l'école des filles de Villegly, puis à celle de Trèbes, tout près de son village natal.
Son amie Joséphine est, de son côté, partie enseigner à Quillan, à une soixantaine de kilomètres vers le sud. Est-ce en lui rendant visite que Jeanne rencontre Jean Tesseyre ? Car lui aussi y débute sa carrière, à l'école des garçons.
Elle a vingt-trois ans, il est son aîné d'à peine un petit mois. Ils se marient au tout début du printemps 1906 et Jeanne rejoint son époux tout neuf en prenant elle aussi un poste d'adjointe à l'école de Quillan, du côté des filles.
Sa vie de jeune mariée va bien vite s'obscurcir. Elle vient d'apprendre qu'elle est enceinte de son premier enfant quand elle perd son père, au mois de juillet. Puis au début de 1907, elle met au monde une petite Suzanne qui ne survit que quelques jours.
Jeanne connaît alors quelques années de répit : deux garçons arrivent après Suzanne, François en 1908 et Gaston en 1913. Entre-temps, le couple s'est à peine déplacé de quelques kilomètres pour prendre un double poste à l'école de Belvianes. Tous les deux sont enfin responsables à part entière de leur classe et tout investis de leur mission qui est de venir défendre l'école laïque dans les villages perdus. Ils régnaient sur le village, ce qui était le but fondamental de leur mission, pour y défier le curé, le château, pour y installer la République et pour s'assurer que les petits garçons et les petites filles doués auraient un destin au niveau de leurs compétences.
Jeanne fréquente à la messe, pourtant, est-ce un vieux reste du temps où Madame Naudy la guidait dans son apprentissage des travaux d'aiguilles en lui faisant commencer son alphabet avec la croix de par Dieu ?
C'est à Belvianes que s'abat sur le couple le cataclysme de l'assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914. C'est les vacances, on va pouvoir enfin s'occuper du jardin, descendre à Barbaira, pays de ma mère. Mes parents se préparaient à faire la fête à Fajac. Au lieu de cela, mon père revient en larmes de Quillan, "inondé de larmes", précisait ma mère, pour annoncer "Ils ont tué Jaurès".
Et c'est là que les assomme l'ordre de mobilisation générale, deux jours plus tard. Jean rejoint immédiatement le régiment de l'infanterie coloniale auquel il est affecté.
En un éclair, tout s'effondre autour de Jeanne. La guerre est à peine déclarée que le 14 août, son grand frère meurt sur les quais d'Alger. Et le 26 septembre, c'est son mari qui perd la vie dans les terribles combats de Massiges et dans l'effondrement brutal de son utopie : voir les soldats des deux camps se tendre la main par-dessus les barbelés.
Troupes françaises pendant la bataille de la Marne - Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux
Jeanne vient de faire la rentrée avec la classe des garçons qu'elle a dû prendre en charge en catastrophe. Justement elle fait classe quand on lui apporte le télégramme officiel qui lui apprend la disparition de son mari. En lisant le télégramme, elle est tombée raide, il a fallu l'emmener, elle avait perdu connaissance. C'est un coup qui l'a atteinte en profondeur. Plus tard je me suis souvent demandé si elle avait jamais récupéré la totalité d'elle-même.
Elle traverse cette période de guerre et les années qui suivent en portant ses garçons à bout de bras. Pour eux comme pour ses élèves, elle n'a qu'une idée : les propulser au plus haut de leurs capacités. Une fois par an, ma mère était examinatrice dans les jurys de certificat d'études. Le but immédiat pour elle était d'avoir la première du canton. Elle y parvenait presque chaque année. Cela supposait qu'elle gardait les filles les meilleures en classe jusqu'à sept heures du soir.
Jeanne vit le sort malheureusement commun à beaucoup de femmes dans l'après-guerre, avec cet avantage d'avoir son indépendance professionnelle : un salaire et, par-dessus tout, cet idéal qui la porte dans ses missions d'enseignante.
Depuis la mort de son père, sa mère est venue vivre avec eux. La cellule familiale se réorganise autour des deux veuves et des garçons. On vit à Belvianes tout le temps de l'école et à Barbaira pendant les vacances, dans l'ancienne menuiserie devenue la maison de la grand-mère.
Mais encouragée par sa mère, Jeanne a le projet de revenir s'installer définitivement dans son village natal. Elle s'en rapproche en prenant pour deux ans un poste à Bagnoles, puis atteint son but en 1922, quand Madame Naudy prend sa retraite. Elle avait dit non aux charmes de la grande ville, Carcassonne, où elle a été appelée plusieurs fois. Elle voulait maintenir la dignité de l'enseignante villageoise, d'autant plus qu'elle allait, à Barbaira, remplacer l'institutrice qui avait fait d'elle une institutrice. Mme Naudy prenait sa retraite et ma mère, son élève bien-aimée, s'installerait sur cette chaire.
Elle devient effectivement directrice de l'école de son enfance et y poursuivra sa carrière jusqu'à sa propre retraite, en 1937.
Entre-temps Jeanne a vu tous ses efforts couronnés de succès : l'un après l'autre, ses fils sont partis étudier au lycée de Carcassonne à la faveur d'une bourse, décrochée grâce à leurs brillants résultats scolaires et leur statut de pupille de la nation. Gaston, le cadet, montera à la capitale pour y devenir poète, romancier et patron de presse, sous le pseudonyme de Gaston Bonheur. Choisir de prendre le nom de sa mère pour poursuivre sa carrière littéraire semblait s'imposer pour cet amoureux de la vie et des mots.
C'est lui, encore, qui nous entraîne dans la dernière promenade de Jeanne. On peut affirmer que son enterrement fut l'enterrement d'une institutrice plus que celui de ma mère. Un village enterrait sa bergère. (...) Partant de la petite maison au bord de la route, l'ancien atelier de menuiserie de mon grand-père, le corbillard, pour gagner le haut du village où se trouvent l'église et le cimetière, dut passer devant l'école où nous avions longtemps vécu, et d'où l'on vit sortir, formés en rangs comme pour une dernière promenade, les élèves de 1963. Les petites filles prirent alors la tête du cortège.
Tout, dans sa vie, devait ramener Jeanne à sa chère école de Barbaira...
J'ai eu la chance de pouvoir compter sur Gaston pour nourir l'histoire de sa mère, au fil des souvenirs d'enfance qu'il égrène avec Jacques Chancel ou avec Pierre Desgraupes. Je me suis amusée à préciser et à corriger ces souvenirs parfois approximatifs en m'appuyant sur les documents d'archives dans lesquels s'inscrit aussi la vie de Jeanne. A travers la vie de ses parents, il évoque la belle aventure des instituteurs missionnaires du début du XXème siècle dans un de ses livres, L'ardoise et la craie, qui se trouve encore facilement en seconde main.
Les univers des petites brodeuses seront, en juin prochain, au Festival de la Broderie de Dole.