Les deux cahiers de Thadéa
Thadéa a traversé le XXe siècle avec la discrétion d'une petite souris. Ce qui la ramène sous nos yeux, ce sont les cahiers qu'elles a complétés dans la classe de couture de Madame Martin, pendant deux années scolaires successives.
Elle nous entraîne en région parisienne, à Bry-sur-Marne qui se trouve dans une boucle de la rivière, entre Nogent et Neuilly. A l'époque, c'est encore un paradis pour les pêcheurs et un but de balade dominicale pour les voisins de la capitale toute proche ; on vient danser à la guinguette de l'île d'Amour.
François Thaveau s'est installé dans cette banlieue aux airs de campagne dans les premières années du siècle, venant de sa Nièvre natale. Il a trouvé à y exercer son métier de maréchal-ferrant, chez un charron établi rue de Joinville et voisin de la famille Berthet.
Côté Berthet, on cultive la terre à Bry-sur-Marne depuis sept générations. Clémentine vit là avec son père, son frère aîné et ses deux soeurs cadettes. Elle doit s'occuper de la maison et des petites depuis la mort de sa mère en 1904, quelques semaines à peine après qu'elle a donné le jour à sa dernière fille.
Il faut croire que malgré leur quinze ans d'écart, Clémentine et François trouvent à s'accorder car leur mariage doit être célébré sans tarder, au tout début de l'été 1920. Le nouveau couple s'établit juste à côté de la maison Berthet et à peine cinq mois plus tard, Thadéa pointe le bout de son nez, prenant le joli prénom de sa grand-mère maternelle disparue bien avant sa naissance.
Archives départementales du Val-de-Marne - 2Fi Bry 370
Elle grandit là, parmi le mouvement de la forge dans laquelle son père s'est désormais mis à son compte, d'abord rue de Joinville puis rue de la Mairie où la famille finit par déménager alors qu'elle a six ans. Après l'école primaire, ses cahiers de couture nous racontent des études poursuivies jusqu'au lycée.
Thadéa remplit le premier pendant l'année scolaire 1935-1936. Elle y collecte, mois après mois, ses exercices puis ses compositions trimestrielles, toujours bien notées par Madame Martin. Car la jeune fille travaille finement, aussi bien en couture qu'en broderie, et sa présentation soignée témoigne du plaisir qu'elle prend à accomplir ces travaux d'aiguille.
Des heures et des heures à l'ouvrage se donnent à admirer dans ce cahier, au fil des pages protégées d'un papier de soie jauni par le temps.
En octobre : ourlets et plis rabattus, points d'épine, de noeud, de tige, de poste et marque fine
En novembre : jours, initiales au point de tige et couture d'une fente avec arrêt
En décembre : patron d'une brassière et étude d'un poignet avec fronces, fente et boutonnière
En janvier : pose de pièces, reprises diverses et plis rabattus
En février : étude d'une patte de pantalon (manquante). En mars : patrons de bavettes
En avril : étude d'un bavoir brodé. En mai : patron d'un béguin trois pièces
En juin : surjet rabattu dans le biais et ouvrage de fin d'année, un napperon malheureusement disparu
L'année scolaire se termine enfin, et c'est le début d'un été à la saveur toute particulière. Car un mois après son arrivée au pouvoir, le Front Populaire vient de généraliser les congés payés et toutes les salariées pourront désormais en profiter. Quinze jours payée à ne rien faire... ou à faire ce que l'on veut, sans horaire et sans patron sur le dos, voilà qui est inédit pour le plus grand nombre.
En vélo, en tandem, en train grâce au billet Lagrange, en voiture quand on a la chance d'en avoir une, on se met sur les routes, timidement pour ce premier été et de plus en plus à partir de l'année suivante. Près de chez soi ou un peu plus loin quand on en a les moyens, la France découvre soudain le plaisir de la vie douce et du farniente, pendant quinze jours qui paraissent une éternité et passent pourtant si vite.
Le Populaire du 1er août 1936 - Source : Gallica
Et voici les vacances…
Hier soir, les élèves des écoles primaires ont quitté leurs bancs pour deux mois. Dès ce matin, certains d'entre eux avaient la joie de partir en colonies, à la mer ou à la montagne.
Ils étaient joyeux tous ces bambins, à la pensée de se livrer à de joyeux ébats au grand air… et au soleil, ils l'espèrent...
Mais si les petits étaient heureux, les grands ne l'étaient pas moins.
Pensez donc ! Pour beaucoup de travailleurs, pour ne pas dire pour l'immense majorité, pour la première fois, ils partaient pour quinze jours de congé payés.
A la sortie des usines -comme l'autre semaine dans le textile de Roubaix-Tourcoing, de nombreuses usines de la région parisienne ont fermé leurs portes hier soir, pour la durée des vacances, c'est-à-dire quinze jours- les commentaires allaient leur train.
Des milliers et des milliers ont quitté l'usine pour deux semaines.
Plage de Deauville, Agence Rol - Source : Gallica
Il y a fort à parier que François Thaveau n'ait pas entraîné sa famille dans ce mouvement naissant. Les congés payés ne doivent pas lui évoquer grand chose, à lui qui est à son compte ; et d'autant moins dans un métier à forte activité saisonnière puisque pour s'adapter à la modernisation galopante, il a ajouté une corde à son arc : de maréchal-ferrant, il est devenu mécanicien agricole. Le mois d'août n'est certainement pas le bon moment pour fermer boutique.
En cet enthousiasmant été 36, qui est celui de ses quinze ans,Thadéa se satisfait probablement des bords de Marne pour s'aérer et se mettre au vert : elle a la chance de les avoir à disposition.
Puis octobre revient, l'année scolaire reprend son cours ; elle retourne au lycée, retrouve sa professeure de couture et ouvre un cahier tout neuf.
Octobre : points d'épine et de noeud, jours rebrodés, festons
Novembre : Patron et exécution d'une brassière de dessus
Décembre : coutures en angle, festons. Janvier : reprises tissées et festonnées, pose de pièces
Février : patron et exécution de la bavette ronde
Mars : bavoir au point d'épine. Avril : patte incrustée, petits plis, fronces et boutonnières
Mai : patron et exécution de la chemise d'enfant
Juin : patte de pantalon d'enfant, boutonnières et petits plis, patron d'un empiècement et d'un béguin
Après l'embellie du Front Populaire, il faut passer la difficile période de la guerre. Elle est à peine terminée que Thadéa doit venir en mairie déclarer la mort de son père, en novembre 1945.
Elle devient bibliothécaire à la fondation Favier, une institution de Bry-sur-Marne créée pour accueillir les vieillards indigents. C'est toujours l'emploi qu'elle occupe à sa mort, le 21 mai 1959. Elle n'a que trente-neuf ans et laisse seule Clémentine, qui survivra presque vingt ans encore à sa fille.