L'ange de la passementerie
La longue rue de Turbigo relie Saint-Eustache à République en traversant trois arrondissements ; elle est née des percements haussmanniens qui emportèrent tout sur leur passage. Fini le Paris du Moyen Âge et ses rues tortueuses, place à une capitale enfin nette et rectiligne !
Mais rien n'empêche les fantaisistes de déployer leur imagination baroque. Et s'il y en a un qui ne s'en est pas privé, c'est bien l'architecte du 57 : il a fait son intéressant en flanquant son immeuble d'une monumentale cariatide qui se déploie sur trois étages, pour venir faire semblant de soutenir le balcon du cinquième de ses ailes secourables.
Il flotte sur cet ange impassible comme un parfum de mystère. On lit ici ou là qu'il serait né des œuvres de l'architecte Auguste-Emile Delange…trop beau pour être vrai ? Il aurait recyclé sur cette façade un projet conçu pour un concours organisé en 1852 à l'école des Beaux-Arts : les candidats étaient appelés à plancher sur un phare en hommage au physicien Augustin Fresnel, inventeur de la lentille à échelons.
Il est bien difficile de confirmer tout à fait cette hypothèse sans aller fouiner, du côté de Pierrefitte, dans les archives de l'école. Il est cependant avéré qu'elle faisait des phares un de ses sujets d'étude privilégiés et les a régulièrement choisis comme thème de ses concours.
Il est vrai également qu'Auguste Emile Delange figure à l'annuaire de cette école pour avoir fait partie de la promotion 1849 et y avoir été élève de l'architecte Danjoy, un ponte des monuments historiques.
Les architectes élèves de l'école des Beaux-Arts 1793-1907 - source : archive.org
Alors oui, peut-être a-t-il concouru pour les phares et a-t-il signé son projet de la plus éclatante des manières : en y accrochant un ange monumental en clin d'oeil à son nom. C'est ce que suggère de manière troublante cette gravure extraite du livre de Françoise Goy-Truffaut, Paris Façades, un siècle de sculptures décoratives et proposée par le blog Un flâneur à Paris
Et peut-être, au moment de construire cet immeuble de la rue Turbigo en 1860, a-t-il décidé de repêcher l'ange pour que son travail ne soit pas perdu. Mais il lui a tout de même apporté de notables agréments et comme vous vous en doutez, ce sont eux qui ont attiré mon regard ;-)
Les habitants du quartier sont divisés sur la signification de la cariatide : symbolise-t-elle la charité commerçante prête à venir en aide aux nécessiteux comme pourrait le suggérer la bourse porte-louis qu'elle tient à la main droite ? Cette hypothèse a donné un de ses petits noms au 57 : la maison de la femme qu'a l'sac.
Ou bien est-elle l'allégorie de l'activité reine dans ce quartier, la passementerie ? Car tout de même, son concepteur n'a pas lésiné sur les attributs plaidant en faveur de cette interprétation : deux glands à franges en guise de boucles d'oreilles, ceux qu'il a ajoutés au porte-louis et encore deux autres accrochés à une cartisane qui font une broche à l'épaule droite.
Et des passementiers, dans le quartier, il n'en manque pas. Il n'y a qu'à parcourir les annuaires de l'époque pour s'en convaincre. Rien que dans la rue Turbigo : Fauquet au 11, Margelidon et Frinault au 13, Marre au 18, Louis Caen au 20, Desrateaux et Perreyon au 21, Aubert au 24, Genet au 25, Bernard au 32, Gayer au 41, Bertholet, Boudinet, Bourguignon et Cie au 43, Hecquet au 47, Alexandre au 51, Gauthier au 74… Et rue du Caire, et rue Greneta, et rue Réaumur, et sur le Sébasto…
D'ailleurs, il y eut même une fabricante de passementerie au 57, précisément dans la maison de la cariatide. Dommage qu'on apprenne son existence avec sa déclaration de faillite.
Journal officiel du 23 mai 1894 - source Gallica
Tout cet environnement ne fait pas une preuve absolue mais j'ai envie, moi, de croire à la version d'un ange passementier. Il y en a tout de même un qui est sûr de son fait face à l'énigmatique génie ; c'est le marquis de Rochegude flânant dans les rues du 3ème arrondissement en 1910. Et lui, il n'aime pas du tout !
Promenade dans toutes les rues de Paris - source : archive.org
Heureusement le halo de mystère poétique qui nimbe l'immense cariatide a eu l'heur de séduire des âmes sensibles pour leur inspirer de jolies œuvres.
Si vous en avez l'occasion, ne ratez pas Peut-être, un film d'anticipation fort prenant réalisé il y a vingt ans par Cédric Klapisch. Au soir du 31 décembre 1999, alors qu'il s'interroge sur l'opportunité de faire un enfant, Arthur se retrouve transporté soixante-dix ans plus tard. Les figures des cariatides haussmanniennes deviennent son seul repère dans le monde doux, cocasse et flippant d'un Paris ensablé où la vie s'est réinventée à hauteur des toits.
L'ange de la passementerie le guide vers la chambre de bonne dans laquelle il vivait jadis… ce matin… et désormais devenue, dans ce déroutant futur, le pas-de-porte d'une épicerie.
C'est encore Agnès Varda qui nous offre son regard unique sur ces figures hiératiques des façades parisiennes. Dans son film court Les dites cariatides, elle les visite une à une, au rythme des vers de Baudelaire et des notes de Rameau. Elle termine sa promenade rue de Turbigo, et surprend les habitants du 57 en plein nettoyage collectif de leur ange.
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse?
Baudelaire - Les fleurs du mal
Edit : trois ans après, je ne résiste pas à ajouter ces deux photos spectaculaires issues du compte Instagram toits_de_paris !