{CB 5} Les origines
Pour aller à Mazoires, il faut choper la Couze d'Ardes quasiment à la tombée de l'autoroute. Par chance -et parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement- la route tortillonne au bord d'une ancienne vallée glaciaire qui donne des airs sauvages à la petite eau. On a beau essayer de deviner la rivière tout en bas des gorges, de là-haut on ne fait que l'entendre.
Chaque détour de la route est une nouvelle surprise, comme cette énigmatique maison agrippée au bord de sa falaise, de l'autre côté du gouffre, et qui nous crie : Passe ton chemin, je ne veux voir personne !. Les plans anciens livrent à peine à la curieuse que je suis le nom de son lieu-dit et ce sera tout.
Après Ardes, la rivière perd de sa sauvagerie en même temps qu'elle redevient ruisseau et comme elle, la route rétrécit et se fait confidentielle, presque secrète sous la protection des bois qui la transofrment en vert tunnel. Il faut finalement la quitter pour parcourir les derniers kilomètres et arriver au village.
Mazoires, c'est un bout du monde qui ne figure dans aucun guide. Mais c'est là, en 1777, qu'est né Antoine Bresson, racine auvergnate de la manufacture dont l'histoire nous accompagne cet été.
Archives départementales du Puy-de-Dôme
C'était donc la balade idéale pour les amoureuses de mercerie ancienne que nous sommes, Michèle et moi. Il y a quinze jours, nous avons savouré tout le plaisir d'un pique-nique à l'ombre de l'église où, deux-cent-quarante-trois ans plus tôt, Antoine était porté sur les fonts baptismaux.
Mais aussi reculé que soit le village, nous n'étions toujours pas arrivées au but de notre promenade. Il fallait encore parcourir près de six kilomètres et passer le col de la Pierre Plantée pour parvenir au hameau du Fayet où Antoine Bresson vit le jour.
Cartes de Cassini sur Gallica et cadastre napoléonien sur les AD 63
Tout est beau et serein dans cette Auvergne isolée où je ne me souviens pas que nous ayons croisé une voiture tout le temps où nous sommes restées sur le plateau.
Cependant le plaisir de cet intermède dans des paysages idylliques, confortablement installées à bord d'une voiture climatisée, ne nous a pas fait oublier la misère noire de ce XVIIIe siècle implacable qui jeta sur les routes tant de nos ancêtres. La fin du siècle vit se succéder des étés caniculaires et des hivers intensément glaciaux, installant davantage encore le monde paysan dans la famine.
Dans ce contexte de nécessité absolue, conforté par la longue tradition des migrations saisonnières auxquelles étaient déjà accoutumés les Auvergnats, c'est bien sûr à pied qu'Antoine Bresson rejoint Paris. De colporteur sur les routes, il devient mercier ambulant dans la capitale puis commence à sédentariser sa petite affaire sur le marché Saint-Germain. Bruno Floquet, qui a remarquablement documenté l'histoire de sa famille, raconte comment il y rencontre Marie-Victoire Lot puis installe avec elle une boutique de mercerie rue de Seine. C'est là qu'elle donne le jour à leurs cinq enfants, dont Claude en 1803.
Mais Antoine ne devait pas les accompagner longtemps : affaibli par un coeur fragile, usé par une jeunesse sans confort et des conditions de vie éprouvantes, il meurt prématurément en 1816 à son domicile de la rue de Seine, sans avoir atteint la quarantaine. A peine deux ans auparavant, il a pris soin de protéger Marie Victoire par une donation qu'il lui a consentie devant notaire.
De manière émouvante, la succession d'Antoine Bresson témoigne du travail acharné fourni par les deux époux pour installer la génération suivante dans une vie un peu moins dure que la leur. Modestement dotés au mariage de 150 francs chacun, ayant simplement recueilli une petite succession de 450 francs des parents Bresson, le couple n'a certes pas fait fortune ; mais tout en nourrissant cinq enfants, il a malgré tout réussi à mettre 18 000 francs de côté à la mort d'Antoine.
Succession d'Antoine Bresson déclarée par Marie Victoire - Archives de Paris
La jeune veuve poursuivra sans désemparer l'effort jusqu'à présent mené à deux, tout en assumant seule ses cinq enfants. L'histoire familiale raconte que dès qu'elle pouvait laisser la boutique quelques heures à ses aînés, elle augmentait les revenus de son commerce en allant déplier sa table dans une rue passante où elle proposait encore sa mercerie.
On connaît la suite de l'histoire et comment son fils Claude fit preuve de la même opiniâtreté pour fonder la manufacture qui allait devenir Cartier-Bresson...