Limite vexant
La généalogie, c'est exaltant quand je découvre que mon ancêtre anglais à la huitième génération était fabricant de quincaillerie à Birmingham en plein XVIIIème siècle, ce qui m'oriente illico vers les forges et les aiguilles de Redditch. Ou que ma famille partie en Louisiane au milieu du XIXe siècle a tenu pendant plusieurs décennies une mercerie en plein cœur du Vieux Carré, à la Nouvelle-Orléans.
J'en reparlerai ici, forcément ;-)
Elles étaient quatre soeurs et tenaient mercerie dans cette maison, au XIXème siècle
Mais on retombe vite sur terre.
Mes arrière-arrière-grands-parents paternels ont passé toute leur vie dans l'Oise ; l'idée m'est donc venue d'explorer les registres fiscaux, aux archives municipales, pour retracer un peu plus précisément l'histoire de leur commerce à Creil. J'ai dû chercher au nom d'Eugène Lenoir, car certes Juliette était mercière mais c'était avant tout une femme, mariée de surcroît. Il n'était donc pas question que sa boutique figure à son nom.
Ce bon vieux code civil et son minable article 1124 :-( Source : Gallica
Et pourtant Eugène avait bien un métier à lui, puisqu'il était agent d'assurance pour la compagnie La Prévoyance. Si bien qu'à l'annuaire de 1909, par exemple, on le retrouve aux deux rubriques : celle des Nouveautés et celle et des Assurances. Mais Juliette Dauchancourt est transparente...
Annuaire Paul Douai - Source : Archives départementales de l'Oise
Bref, la femme incapable majeure, c'est quelque chose à quoi il faut bien se plier en généalogie... n'empêche que ça me fiche toujours autant en rogne. C'est avec la loi du 18 février 1938 seulement que l'étau commence à desserrer ses mâchoires : le mari est toujours le chef de famille, celui qui choisit la résidence du ménage (faut pas pousser, non plus) mais, enfin, "la femme a le plein exercice de sa capacité civile". Un peu tard pour Juliette, malheureusement : elle n'avait plus que deux ans à vivre.
En 1906, l'agent recenseur ne s'y est pourtant pas trompé, lui qui passe de maison en maison et qui connaît son monde : Juliette est bien patronne de sa mercerie et Eugène se trouve renvoyé à ses assurances.
Recensement de population 1906 - Source : Archives départementales de l'Oise
Passée cette minute atrabilaire, j'en reviens au coeur de mon sujet d'aujourd'hui : ma découverte dans la matrice des contributions personnelles et mobilières pour l'année 1909. Et quand je vous disais qu'on retombe sur terre aussi vite qu'on est montée dans les nuages...
Matrice fiscale 1909 - Source : Archives municipales de Creil
Juliette était donc marchande de tissus grossiers et communs sans assortiment. De quelque côté que je cherche, je n'ai que des ancêtres extrêmement modestes et je les aime comme ils sont ; mais le moins qu'on puisse dire, c'est que cette qualification est loin d'envoyer du rêve...
Dans un premier temps, j'ai été presque vexée et j'ai pesté contre le fonctionnaire qui s'était permis cette appréciation bien peu valorisante sur l'activité de mon aïeule. Et pourtant, en creusant l'affaire, je me suis rendu compte qu'elle ne devait rien à un jugement de valeur mais relevait d'une nomenclature précisément codifiée.
Car la loi sur les patentes liste des centaines de métiers et les répartit en huit classes qui vont déterminer le montant de l'imposition. Pour la vente de tissus au détail, il y a deux possibilités : les tissus de laine, de fil, de coton, de soie ou de crin, placés en 3ème classe, et mes fameux tissus grossiers et communs sans assortiment qui se trouvent, eux, en 6ème classe.
Loi sur les patentes de 1880 - Source : Gallica
Juliette ne vendait pas que du tissu puisqu'elle se déclare mercière à l'agent recenseur ; d'ailleurs cela va bien dans la logique de la pratique commerciale. Mais en cas d'activités multiples pouvant entrer dans plusieurs classes, une seule patente est due, basée évidemment sur le droit le plus élevé. Quoi qu'il en soit, pour Juliette ça n'aurait pas changé grand chose d'être fiscalement qualifiée de mercière puisqu'elle n'aurait pas bougé de sa 6ème classe.
Finalement, comme les commerçants se battaient plutôt pour être placés dans une classe avantageuse, se retrouver vendeuse de tissus grossiers était une bonne affaire pour elle. Si je n'ai pas fait d'erreur dans le calcul des droits fixes et proportionnels, le montant de sa patente a dû s'élever en 1906 à 25,75 francs alors qu'elle aurait été redevable de pratiquement le double, 48,67 francs, si elle avait tenu une marchandise plus reluisante.
Pour remettre les choses en perspective, vous vous rappelez qu'en 1908, Cartier-Bresson vendait aux mercières pour 1 franc le coffret de 50 pelotes de coton à marquer ou bien pour 7,30 francs le kilo de câblé à coudre blanc ?
Il y a une jurisprudence abondante sur le classement des commerces, si bien que j'ai une idée assez précise du type de boutique que tenait Juliette car le juge prend en compte beaucoup de critères. Elle visait une clientèle modeste à laquelle elle vendait des tissus à des prix très accessibles mais avec la contrepartie d'un choix restreint. Elle pouvait tenir par exemple du reps, des cotonnades, des indiennes, des coutils, des calicots, de la toiles à matelas, des chemises de couleurs, etc.
Le fisc, c'est une mine, finalement :-)