Petite sœur
Le 15 février 1762, Notre-Dame de la Chaussée ouvre ses portes pour le baptême de Marie Françoise Antoinette Joseph, fille de Jean Antoine Joseph Tordreau, Ecuier et Seigneur de Belle Verge et d'Elisabeth Françoise Joseph Volckerick de la Tourelle.
Ouf ! Laissez-moi reprendre mon souffle… C'est que des paroissiens de ce genre, je n'en ai pas, moi, dans ma généalogie ;-)
Notre-Dame-de-la-Chaussée - Source : Médiathèque Simone Veil
On est à Valenciennes et Marie est la première née du couple, qui ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Charles François Joseph en 1764, Elisabeth Louise Joseph en 1766, Marie Ernestine Joseph en 1767, Marie Hyacinthe Joseph en 1769, Françoise Louise Joseph en 1770, Caroline Françoise Joseph en 1772, Charles Louis Joseph en 1775… Les naissances se succèdent avec régularité, laissant parfois tout juste à la maman le temps de se remettre. Filles ou garçons, on ne fait pas d'exception : ils portent à la fois la marque du père et celle de la mère avec ce prénom de Joseph qui s'attache à chacun d'eux. La série s'arrête dramatiquement avec la mort du père en 1776, un an après la naissance du petit dernier.
Cette histoire, c'est vraiment celle d'un très ancien monde dans lequel je m'aventure rarement, celui d'avant la Révolution. Marie nait alors que Louis XV règne sur la France ; elle a douze ans lorsqu'il meurt, cédant ainsi la place au numéro XVI.
C'est aussi le monde exotique de la noblesse dont je peine à imaginer la vie. Riches ou nécessiteux ? Laissés dans le besoin par la mort du père ou confortablement protégés par leur statut ? Je préfère ne pas accumuler les lieux communs et laisser l'enfance de la petite à son halo de mystère.
Le plus émouvant de l'histoire
A la toute fin du printemps 1781, alors qu'elle n'a pas encore vingt ans, Marie se présente à nouveau devant les portes de Notre-Dame-de-la-Chaussée pour épouser Charles Augustin de Courcy, chevalier, seigneur d'Herville. Ce sont deux presque orphelins qui se marient en ce mois de juin, car des quatre parents, Elisabeth Volckerick est la seule survivante pour accompagner sa fille. En revanche, une théorie de frères, cousins, amis et leurs épouses les entourent dans la petite chapelle ; le curé n'en finit plus d'égrener les noms et les titres dans l'acte de six pages qu'il rédige pour l'occasion.
Mariage de Marie et de Charles le 12 juin 1781- Source : Archives départementales du Nord
Parmi toutes les autres, une jolie signature attire irrésistiblement le regard : Louise a 15 ans et le seul titre qu'elle revendique naïvement ce jour-là, c'est celui de la petite sœur, toute fiérote de parapher l'acte de mariage de son ainée.
Le plus étonnant de l'histoire
Marie quitte son Nord natal pour aller vivre chez son époux et s'installer avec lui à côté de Dreux, à trois-cents kilomètres de chez elle. En 1788, elle y met au monde une petite Aimée, juste avant que n'éclate la Révolution.
Et le fait étonnant, le voici et surtout voici pourquoi j'évoque aujourd'hui son histoire : le 10 février 1795, cinq jours avant son trente-troisième anniversaire, Marie Tordreau de Courcy signe son abécédaire.
Parmi mes alphabets au point de marque, c'est le seul que je peux attribuer sans équivoque à une adulte. Le FAIT PAR sur lequel débute la signature ne laisse place à aucun doute : elle est bien l'autrice de la broderie. Face à cette attribution atypique, j'ai réfléchi à d'autres hypothèses, par exemple celle d'un hommage que sa fille aurait réalisé à son intention, mais la rédaction est trop explicite pour les retenir.
Et puis Marie l'a daté précisément, avec le nom de son mari accolé au sien ; là encore aucun doute ne subsiste sur la période de sa vie où elle s'est consacrée à son ouvrage.
La broderie est d'une finesse extrême puisqu'elle court sur une toile qui titre 28 fils au centimètre. Si l'on se fie à l'envers de l'ouvrage, qui doit avoir gardé ses couleurs d'origine, le fil de soie ne s'est pas tellement décoloré : les teintes sont vraiment très proches des deux côtés.
Le marquoir a été tardivement placé dans un cadre rectangulaire en pitchpin dont le format convient très bien à une petite supercherie : la partie basse de la toile, inachevée, a été masquée par un habile rempli, à peine perceptible surtout quand on repositionne le verre de protection.
Dans son format d'origine, l'ouvrage est un carré parfait de 31 centimètres de côté, très finement bordé : même à la loupe, les points de l'ourlet sont quasiment imperceptibles, sur l'envers comme sur l'endroit.
La construction du marquoir est tout à fait convenue pour un ouvrage de cette époque. Une frise discrète court le long de l'ourlet, sans aucune fantaisie. Comme l'enfant appliquée qu'elle n'est plus, la brodeuse s'est tout d'abord acquittée de son devoir avec un alphabet complet, suivi des dix chiffres. Suit la revendication de l'ouvrage, précise et, là encore, sans fioritures.
Une ligne fine de points en quinconce clôt la partie des écritures ; Marie s'est ensuite lancée dans une accumulation, qu'on peut encore trouver fort sage, de motifs principalement floraux.
Il n'y a pas d'excès de bondieuseries. Une croix de par Dieu en tête de l'alphabet, mais tellement développée qu'elle en perd quasiment sa symbolique, et encore une croix, cette fois sans équivoque, dans l'angle opposé. Et sinon, des fleurettes, sur tige, en pot, en vase, plantées dans un alignement de bon aloi. Quelques motifs géométriques, quelques essais d'on ne sait quoi…
Rien ne dépasse dans cet ouvrage qui dégage malgré tout un charme indéfinissable, naissant peut-être justement de sa monotonie. Et puis tout de même, je caresse une toile brodée au XVIIIème siècle, pendant la Révolution; ce qui explique probablement en grande partie l'attrait que je lui trouve.
Quelles pensées ont accompagné la brodeuse penchée sur son aiguille ? Cette date du 10 février 1795 a-t-elle pour Marie une signification particulière ? Pourquoi cet ouvrage de jeunesse sous les doigts d'une adulte ? La maman a-t-elle simplement voulu encourager sa petite Aimée en brodant un abécédaire de concert avec elle ?
Il y en a, des questions et du mystère, dans ce marquoir de grande fille. Le 18 novembre 1820, Marie meurt à l'âge de cinquante-huit-ans à Nogent-le-Phaye, chez sa fille Aimée. Elle a eu la douleur de voir partir la petite soeur dix ans auparavant...
Et vous, avez-vous des marquoirs brodés par des adultes ? A part les vôtres, bien sûr ;-)