Amour, perles et destin
Après la délicate demi-bourse d'Ernestine, c'est la seconde fois qu'un ouvrage perlé échoue dans ma collection. Ici aussi, il est question de roses et d'une annotation providentielle au dos du cadre.
L'analogie s'arrête là car je vous emmène en balade loin de la Bourgogne, et dans une société bien plus choisie que celle de mes petits vignerons costaloriens.
Un jardin de paradis
Un demi-siècle avant Ernestine, Adeline se concentrait sur son aiguille pour faire naître sur la toile un merveilleux rosier perlé, illustrant sa vision du jardin rêvé.
La broderie mesure 15,5 cm sur 11,5 cm
L'ouvrage est gai et coloré avec l'avantage que les perles n'ont rien perdu de leur éclat d'origine, contrairement à ce qui se passe souvent avec le fil, fut-il de soie, dans ces broderies très anciennes. Elles ont été appliquées avec un cordonnet robuste, sur un fond relativement ordinaire : pas de soie ou de broché pour ce travail de demoiselle, une simple toile de lin très finement tissée a fait l'affaire.
La jeune brodeuse avait probablement dans son environnement l'exemple de parterres soignés. Le jardin qu'elle a tracé du bout de son aiguille s'organise autour d'un rosier tige taillé en boule, entouré d'un pied de bleuet et de ce qui pourrait être une grande marguerite d'automne ou un rudbeckia flamboyant. Sur la droite, elle a posé un tout petit bout de barrière qui suggère, sans enfermer la scène, qu'elle se situe dans la quiétude raffinée d'un jardin clos.
Bleus, orangés, roses et rouges : avec le chatoiement des perles, la variété des coloris choisis par Adeline renforce la fantaisie de son ouvrage. Elle s'accommode bien d'une certaine disproportion entre les variétés de fleurs qui donne à l'ensemble un brin de naïveté.
Le tableau qu'elle a laissé à la postérité est séduisant, et d'autant plus touchant pour nous qu'il a traversé le temps jusqu'à notre XXIe siècle, plutôt bien protégé par son cadre et sa vitre. Mais son intérêt est grandement renforcé par les mots tracés à son envers.
C'est une aubaine de pouvoir identifier la brodeuse et d'apprendre ainsi dans quelle vie a été brodé son ouvrage. Imaginer Adeline tracer ces mots d'une plume alerte et les enjoliver par une frise dansante est déjà un petit bonheur.
Une jeune fille de bonne famille
Léon Foulcher Delbosc est notaire impérial dans le Tarn, à Villefranche-d'Albigeois, et issu d'une famille qui fut jadis de la petite noblesse. Il a trente-sept ans lorsqu'en 1810, il épouse Thérèse Groc, fille d'avocat et de dix ans sa cadette. Nous sommes chez des gens qui ont de quoi : la fiancée s'avance vers l'autel pourvue d'une confortable dot de 27 000 francs.
Acte de naissance de Marie Thérèse Adélaïde Delbosc le 18 septembre 1811
Archives départementales du Tarn
Dix mois plus tard, elle met au monde une petite Marie Thérèse Adélaïde qui, malheureusement, n'aura pas la chance de profiter longtemps de sa maman. Thérèse quitte la vie six semaines après la naissance de son bébé, peut-être des suites de l'accouchement, alors qu'elle n'a pas dépassé sa trentième année. La petite fille reste seule avec son père, qui ne se remariera pas.
Sûrement Adélaïde a-t-elle reçu l'éducation qui sied à une jeune bourgeoise de son époque. Elle en a acquis une écriture déliée, un joli sens artistique et une aiguille habile, au moins pour ce que révèle cet ouvrage brodé à la veille de ses dix-huit ans.
Mais Marie Thérèse Adélaïde Foucher Delbosc… Adeline Delbosc… comment raccorder avec certitude celle-ci à celle-là ?
C'est principalement parce qu'en reconstituant l'arbre familial d'Adélaïde, on y trouve bien une Thérèse Yéche mariée en 1797 à son oncle paternel Joseph. Mais il y a encore tout une histoire de ce côté-là, vite terminée –le fut-elle vraiment ?- par un divorce.
Un divorce, il y a deux-cent-vingt ans, ça n'est pas si banal. Et comme le Généathème du mois de février est consacré aux couples qui ont connu des fins malheureuses, je vous envoie sur Passerelle pour un cross over fort-à-propos si vous voulez suivre ce feuilleton-là. Aujourd'hui, vous avez droit à deux histoires pour le prix d'une !
Et puis la dernière incertitude est bientôt levée avec le mariage d'Adelaïde qu'elle signe du prénom Adeline suivi de l'unique nom Delbosc, utilisé plus volontiers dans la vie courante par tous les membres de la famille. Le doute n'est donc plus permis sur l'identité de notre brodeuse qui s'est tout simplement façonné un prénom plus à son goût.
Le même destin de mère en fille
Quatre ans après avoir perlé son rosier, à l'été 1833, Adeline épouse un avocat de vingt-trois ans, Jules Boyer. C'est désormais à Albi, place Sainte-Claire, qu'elle va s'installer dans sa nouvelle vie de femme mariée, parmi ce monde de la justice qui constitue l'environnement familial et social de Jules.
Albi, la vermicellerie vue du vieux pont - © Didier Descouens sous licence Creative Commons
Dans les six années qui suivent, Adeline donne la vie à trois petites filles, Marie en 1835, Thérèse en 1836 et Cécile en 1839.
Que s'est-il passé après cette dernière naissance ? Adeline se savait-elle malade ? Toujours est-il que le 31 janvier 1841, elle prend la précaution de rédiger son testament ce qui n'est pas courant pour une jeune femme de vingt-neuf ans. Deux mois plus tard, elle meurt avant d'atteindre trente ans, comme sa mère avant elle, laissant ses trois filles de six, cinq et trois ans.
Jules attendra dix ans avant de se remarier ; il pousse alors l'entre-soi à son paroxysme en épousant sa cousine germaine, Rose Gorsse, avec laquelle il n'aura pas de nouvel enfant. À quarante-deux ans, il exerce toujours son métier d'avocat mais s'est aussi lancé dans la vie politique en devenant représentant du peuple à l'Assemblée constituante et conseiller général du Tarn.
La place Sainte-Claire à Albi - Gallica et Google Maps
Sur les trois filles d'Adeline, deux connaîtront un destin similaire à celui de leurs mère et grand-mère maternelle : Marie meurt à trente-et-un ans, après être avoir donné le jour à une petite fille qui n'aura vécu que deux ans. Thérèse, qui s'est engagée dans l'ordre des Carmélites, s'éteint à peine plus âgée, à trente deux ans.
Seule sa cadette, Cécile, restée libre sa vie durant, quitta ce monde en 1915 à l'âge de soixante-seize ans en ayant toujours vécu dans la maison familiale de la place Sainte-Claire, cette vieille et vaste demeure qui conservait, dans le perpétuel changement des choses, l'allure d'une maison du dix-septième siècle.
Je vous rappelle qu'en complément à ce récit, je vous raconte l'histoire de Thérère Yéche, la gâtée à qui était destiné ce joli rosier perlé, dans l'article publié aujourd'hui sur Passerelle.