Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ouvrages de Dames
3 avril 2022

Ida Jackson et sa gazette des atours

Marie Antoinette eut sa Gazette des Atours scrupuleusement tenue pendant dix ans par la comtesse d'Ossun. Ida Jackson, bien plus proche de nous si ce n'est par la distance, au moins par la condition, exploita à sa façon la même idée en chroniquant, année après année, les toilettes qu'on lui confectionnait et probablement par la suite qu'elle se cousait elle-même.

Par chance, ce recueil a été bien conservé et est tombé entre les mains d'un collectionneur qui en a fait don, au milieu du XXe siècle, au Brooklyn Museum. Et la chance se poursuivant, le musée en a mis une partie en ligne, dans une résolution qu'on aimerait certes meilleure mais qui donne tout de même une bonne idée de ce que pouvait porter une enfant, puis une jeune fille, puis une femme américaine, entre 1857 et 1913.

Ida Jackson dress diary

Tout l'intérêt de ce cahier réside dans les éléments de contexte qui accompagnent les échantillons de tissu et permettent d'imaginer Ida au milieu de ses tenues. Des photographies d'elle et de son entourage, un programme, des cartes postales, des gravures de mode, ouvrent une fenêtre sur son univers et sur sa vie. Et comme il contient assez d'éléments pour partir sur ses traces, vous imaginez bien que je ne me suis pas privée de saisir cette perche ;-)

Lorsqu'il l'a donné au musée, Lawrence B. Romaine a ajouté au livret six pages de commentaires très intéressants parce que l'ayant en main, il voit des détails qui nous sont cachés. Mais c'était en 1945… Nous avons aujourd'hui l'avantage de voir les distances abolies pour nos recherches dans les archives, fussent-elles de l'autre côté de l'Océan.

Voulez-vous suivre Ida avec moi sur les lieux qui ont jalonné sa vie ?

Vous pouvez zoomer dans la carte et les épingles sont cliquables pour afficher des détails

La petite Ida Edgerton (elle oubliera bien vite ce second prénom venu de sa grand-mère paternelle, fort baroque pour une fillette !) voit le jour en juin 1854, au foyer de Sarah Louise Lewis et George Jackson. Le couple est marié depuis 1850 et vit à Cazenovia, le village dont George est originaire et qui se trouve à l'ouest de l'État de New York, au bord du charmant lac éponyme.

cazenovia 1890Cazenovia en 1890 par Lucien Burleigh - source : Bibliothèque du Congrès

Après avoir fait sa scolarité à l'Oneida Conference Seminary, George y devient professeur l'année même de son mariage. Dans un premier temps, il enseigne les sciences naturelles puis très rapidement, il ajoute les mathématiques à cette spécialité.

Créé trente ans auparavant par les presbytériens, le collège de Cazenovia n'en est pas moins très ouvert et géré également par des laïcs. Il est surtout un pionnier de la mixité et propose son enseignement aussi bien aux filles qu'aux garçons.

Cazenovia seminary 1853

C'est ce qui permettra à Ida d'y être admise comme élève dès l'âge de sept ans. L'année précédente, en 1860, elle a hérité d'une petite sœur, Isabella, née au cœur du printemps. Ida et Belle resteront les deux seules enfants du couple Jackson car Sarah a encore mis au monde un petit Steele qui n'a malheureusement pas survécu.

Mais le fait marquant, pour ce qui nous amène aujourd'hui sur les traces d'Ida, c'est que depuis ses trois ans, on a commencé pour elle un cahier qui garde la mémoire de ses tenues.

Est-ce sa maman qui a eu cette lumineuse idée ? En 1860, la petite famille accueille également sous son toit la mère de Sarah ainsi que sa sœur, qui est couturière de métier. Peut-être est-ce Aunt Harriet qui a initié pour sa nièce ce journal de bord textile.

Diary Ida 1857-1863Les tenues d'Ida entre 1857 et 1863

Quelle belle source de documentation sur les étoffes et la mode des gens ordinaires ! Les tout premiers échantillons remontent à 1857, une cotonnade d'un bleu uni très doux, un lainage rouge sombre cadeau d'un mystérieux Seward Baker, un guingan à fond blanc piqué de fleurettes stylisées roses… Toutes ces étoffes ont vêtu Ida entre trois et sept ans.

On en vient ensuite aux choses sérieuses, avec la première robe à manches longues confectionnée pour la fillette. Et pas n'importe quelles manches, s'il vous plait ! La couturière leur a donné du bouffant avec quatre rangs de fronces sur le haut du bras et deux sur le poignet. La saison était plus avancée, cette robe d'hiver taillée dans un lainage écossais bleu et chocolat a mérité une photo de la petite. Peut-être était-elle apprêtée pour la grande occasion de sa première rentrée, dans la même école que son papa, puisque qu'elle avait alors six ou sept ans.

Cazenovia seminary 1888Le collège de Cazenovia en 1888

Puis le printemps revient, on repasse aux couleurs douces, un calicot français à fond blanc touché de bleu, un peu de rose poudré, encore du bleu pastel. On voudrait toucher, on voudrait coudre tous ces tissus qui nous font rêver aujourd'hui !

Le gros intérêt de la page suivante est de conserver la mémoire d'une soirée musicale à l'Oneida Conference Seminary car c'est ce programme qui m'a permis de tirer le fil de l'énigme. C'était le lundi 29 juin 1863, la soirée devait marquer la fin de l'année scolaire avant les grandes vacances. Elle précédait aussi le départ de la famille, car 1863 fut la dernière année pendant laquelle George enseigna ici.

N'est-ce pas extraordinaire de savoir que lors de ce spectacle musical, Ida portait une robe de calicot blanc imprimé de fleurs de lys bleues, resserrée par une ceinture dans les mêmes tons et formée de deux galons dont un de brocart ? Qu'elle y donna en solo Aurora Walz et en trio avec ses camarades Prima Donna Walz ? Qu'elle reçut trois bouquets pour son solo et un pour sa participation au trio ? Que son père lui-même y joua de la flûte ?

Tous ces détails insignifiants et capitaux qu'on rêve de connaître dans la vie de nos ancêtres… Ces années-là, la guerre civile faisait rage un peu plus au sud mais aucune de ses sanglantes batailles ne s'était déroulée au-delà de Philadelphie. La petite gazette d'Ida n'en laisse transparaître aucun écho.

Collège programmeLe programme de l'année scolaire en 1864-1865

Ainsi se referme, pour la famille Jackson, le chapitre de la vie à Cazenovia. Elle va désormais bouger au gré des affectations de George ; dans un premier temps, la voilà à Binghamton, une centaine de kilomètres plus au sud. C'est une ville qui s'est construite au confluent des rivières Chenango et Susquehanna et qui est le siège du comté de Broome.

On vient de quitter un village de mille-cinq-cents habitants, il faut prendre ses marques dans une ville qui est quasiment dix fois plus grande. En 1865, les Jackson y vivent avec Euphrasia, la sœur de George et son mari, Simon Hitchcock.

R1865 BinghamtonRecensement de 1865

On trouve encore la marque discrète de cette cohabitation dans la chronique textile d'Ida : autour d'un échantillon de chintz à fond ocre fleuri de rose, de mauve et de crème, la main de la couturière a indiqué que la robe avait été bordée d'un étroit galon venant de tante Martha. C'est donc une tante par alliance, car Martha est la sœur de l'oncle Simon.

Diary Ida 1862-1867Les tenues d'Ida entre 1862 et 1867

En avançant dans le cahier, on voit grandir Ida, on voit passer les saisons et on décrypte les jolies anecdotes familiales. Le printemps et les tenues légères explosent sur la page de droite, fleurettes, tout petits pois lavande, à nouveau un cadeau de tante Martha avec une cotonnade blanche où alternent guirlandes de fleurs colorées et frises de fins feuillages gris, et toujours ce bleu qu'Ida semble tant aimer.  .

Le détail le plus mignon se cache dans l'imprimé fleuri de rose, récupéré dans une robe qui appartenait auparavant à Mamma, première robe que Poppa lui a achetée après leur mariage. Presque vingt ans après, on recycle et on fait encore du neuf avec du vieux. Il en est probablement de même avec cet imprimé  rayé châtaigne et bleu pétrole, imprimé d'un semblant de motif paisley, provenant de manière assez énigmatique d'une enveloppe d'un des Hitchcock. Les deux familles sont visiblement restées bien proches le temps de la vie à Binghamton, même si en 1870 elles ne partagent plus le même toit.

Diary Ida 1870Les tenues d'Ida en 1870

Les ferrotypes semés au fil des pages sont précieux pour voir évoluer Ida, qui va maintenant sur ses seize ans. Déjà devenue une jeune fille, elle se donne même des airs de dame avec le bibi qu'elle porte sur le portrait de droite.

C'est d'ailleurs l'époque où elle a droit à ses premières jupes taillées à une longueur de demoiselle, une manière de suggérer que jusqu'à présent elle les portait au mollet, ainsi qu'il sied pour les petites filles. On l'imagine très distinguée dans ce manteau de peluche gris argenté bordé d'astrakan noir ou parée de ce ruban de taffetas rayé… bien qu'elle prenne soin de préciser qu'elle ne l'aime pas ! J'avoue ne pas partager son avis mais quoi qu'il en soit, je réserve toute ma tendresse aux initiales brodées sur un petit morceau de papier perforé, dans un dégradé très délicat.

Diary Ida 1871-1879Les tenues d'Ida de 1871 à 1879

Dans les pages suivantes, les couleurs deviennent plus ternes, oscillant entre le gris, le noir, le sable et le brun. Peut-être est-ce l'effet de l'enfance qui s'enfuit, l'influence de la mode ou celle des convenances, comme le suggère l'allusion à cette cousine Nanny qui doit porter le deuil.

Lawrence Romaine croit tout de même deviner les premiers signes de l'amour aux mots qui commentent, à l'automne 1874, un morceau de tissu gris clair frappé de motifs géométriques blancs et gris foncé : première robe achetée pour H. de G. à Philadelphie. Mais l'accès que nous avons aujourd'hui aux archives permet de couper court à tout début de romance et de redescendre sur terre : en août 1874, la famille Jackson faisait un nouveau bond de presque quatre-cents kilomètres vers le sud et déménageait… au Havre de Grace. Sous les mystérieuses initiales se cachait donc tout simplement le nouveau point de chute où George allait continuer à exercer son métier d'enseignant.

Tout de même, qui est-il ce jeune homme, sur la photo de droite qu'Ida légende d'un amusant les pique-niqueuses désappointées ? Ont-elles pris l'ondée ? Puisqu'on est toujours dans sa gazette des atours, elle n'oublie pas de préciser qu'elle est habillée ce jour-là d'un lin écru bordé de blanc. Mais elle ne dit pas un mot de plus sur le jeune homme ni sur ses compagnes de promenade.

Diary Ida 1883-1887Les tenues d'Ida de 1883 à 1887

On devine ensuite aux commentaires du collectionneur et à leur numérotation erratique qu'un certain nombre de pages ont malheureusement été exclues de la numérisation, nous privant peut-être de précieuses indications pour reconstituer la suite de l'histoire. Mais il n'y a plus de photos, remplacées par des gravures découpées dans les magazines de mode, les commentaires se font plus descriptifs, sans ces petites anecdotes familiales qui les nourrissaient. Peut-être le reste du cahier était-il moins intéressant, justifiant cette sélection.

Et puis la suite de l'histoire, ce sont encore les archives qui nous la racontent. Après le Havre de Grace, la famille monte s'installer à Boston, dans le Massachusetts d'où est originaire la branche maternelle de Sarah. Ida et Belle continuent leur vie en célibataires auprès de leur parents puis, après leur mort en 1897 et en 1908, toutes les deux toujours ensemble.

stenographieLa vogue de la sténographie - source : Bibliothèque du Congrès

C'est alors une profession d'avenir : les deux sœurs gagneront leur vie en travaillant comme sténographes dans une maison d'édition.

Et le journal des robes, me direz-vous ? Ida reste attachée à cette tradition maintenue depuis sa toute petite enfance. Elle continue à coller dans son cahier les morceaux de tissu dans lesquels elle confectionne ses vêtements et à indiquer à quoi ils ont servi.

Des échantillons de broderie exécutés par Belle en tons pastels pour des devants de corsage, un lainage noir pour une veste sobrement annoté février 1908, sans nul doute pour prendre le deuil de sa mère morte le 5, encore du gris au printemps 1909 avec un taffetas argenté, et puis les teintes claires qui reviennent les années suivantes. Jusqu'à ce seersucker rayé de rose par lequel elle clôt son œuvre en 1913, alors qu'elle a cinquante-neuf ans.

Diary Ida 1907-1913Les tenues d'Ida entre 1907 et 1913

Ida quitte la vie le 5 août 1927, laissant derrière elle une Belle irrémédiablement seule… et dépositaire de son précieux cahier. Par quel chemin est-il arrivé entre les mains d'un collectionneur qui eut à cœur de le préserver pour la postérité ?

Lawrence Romaine se désole en conclusion qu'à jamais nous ne puissions savoir de qui elle portait le deuil en 1908, si le bébé figurant en photo dans le cahier est celui de sa sœur, ou ce qui est arrivé à H. de G. après que la famille Jackson a quitté Philadelphie.

Et si, cher Lawrence, aujourd'hui nous avons la réponse à ces questions  ;-) Merci d'avoir fait parvenir jusqu'à nous la gazette des atours d'Ida, qui serait sans doute bien étonnée de sa destinée. Merci au Brooklyn Museum pour sa mise en ligne. Et merci à A Stitch in Time  qui l'a partagée avec la twittosphère.

Publicité
Publicité
Commentaires
N
Quelle histoire !! merci pour le partage de ce journal des atours... je me demande si ce style de cahier était courant chez nous aussi, en tout cas, l'idée est touchante...<br /> <br /> Belle journée, bises
Répondre
B
Un grand merci pour ce merveilleux moment que je viens de passer à lire cette belle histoire et à découvrir les pages de ce cahier !
Répondre
C
Passionnant !!
Répondre
E
un journal bien particulier : intéressant et touchant,. merci Sylvaine
Répondre
I
Merci pour le partage de toutes ces merveilles !<br /> <br /> Isa
Répondre
O
Quelle histoire ! Je viens de partager l’adresse de ton enquête avec ma belle fille américaine ! Elle va certainement apprécier ; ses élèves peut-être aussi!
Répondre
M
quelle belle histoire !
Répondre
M
"Gazette des Atours" c'est une belle idée à reprendre par une future maman d'une petite fille et pourquoi pas garçon, qui raconterait la vie de l'enfant.<br /> <br /> Merci
Répondre
F
Merci
Répondre
N
Bonjour, <br /> <br /> Un grand MERCI à vous !
Répondre
D
Quelle belle histoire !
Répondre
F
C’est fabuleux de découvrir un tel cahier......et la vie de cette femme à travers son vestiaire ! C’est magique, merci beaucoup Sylvaine de vos articles attendus avec plaisir.<br /> <br /> Bon dimanche.
Répondre
A
Quelle excellente idée Sylvaine de nous faire profiter de cette "gazette" tellement originale et émouvante ! Un grand merci. Bon dimanche à vous et vos lectrices
Répondre
M
Merci pour cet excellent er passionnant reportage 👍😊<br /> <br /> Bon dimanche, bisous
Répondre
P
Passionnant ! En découvrant ce cahier, je me disais que le scrapbooking moderne n'a rien inventé... Bravo pour tes recherches, rien ne semble avoir de secret pour toi : tu donnes l'impression de percer les mystères et de remonter le temps comme qui rigole. Gros bisous +++ Bon dimanche à toutes
Répondre
V
La douceur du dimanche.. lire et entrer dans la vie d'une personne inconnue à travers un cahier extraordinaire par tous ces détails notés. Encore une belle trouvaille sur le net dont tu as le don de trouver<br /> <br /> Bon dimanche<br /> <br /> Violine
Répondre
J
Merci pour ce très intéressant billet. Bon dimanche !
Répondre
Q
C'est une très belle et émouvante histoire que celle de ce cahier qui a traversé le temps pour nous parler d'Ida, de sa vie et de la mode de ces années lointaines<br /> <br /> merci de l'avoir partagée avec nous
Répondre
Vous voulez lire Ouvrages de Dames sans pub ?
Ajoutez Ublock Origin
à votre nagigateur.
Publicité

qr-code-linktree 200

 

Newsletter
Publicité