À l'Hirondelle
J'avais depuis deux ans le projet de revenir sur les trésors vendus par le père Soufflet dans sa mercerie ambulante. J'y mets souvent le temps mais ça finit par se faire et je commence aujourd'hui avec les buscs, pour vous montrer cette jolie boîte dans laquelle je range mes bandes de broderie anglaise.
Mais à l'origine, elle était prévue pour contenir des buscs, probablement une boîte de comptoir grâce à laquelle les mercières présentaient leurs articles aux clientes. Avec elle, nous quittons la Normandie du père Soufflet pour nous retrouver dans la capitale, et dans un quartier que je connais bien : pendant trois ans, je suis passée chaque semaine devant ce qui fut la fabrique de buscs d'Alphonse Gobert pour aller attraper le métro à Plaisance et rejoindre ma fac au Grand Palais.
Comme souvent, en tirant le fil, j'ai déroulé une pelote qui m'a entraînée plus loin que je ne le prévoyais... jusqu'à l'autre bout de la terre. Tout ça en partant du busc, cette lame d'acier, de baleine, etc. qui sert à faire tenir droit le devant d'un corset, d'un corsage de robe (Littré, 1873). Et ces buscs, il fallait les fabriquer en quantité car en cette fin de XIXe siècle, le corset était l'accessoire indispensable de la vêture féminine.
À la Maison Bleue - Source : Bibliothèques patrimoniales de la ville de Paris
Le moins qu'on puisse dire, c'est pourtant qu'Alphonse Gobert n'était pas parti avec beaucoup d'atouts pour parvenir à diriger sa propre fabrique. Il vient au monde en 1854 dans le foyer d'Anne Collot, une couturière, et d'Alphonse, qui fabrique des bretelles à la journée. Deux garçons naissent après lui, puis la petite dernière, Marie, en 1861.
C'est donc une famille modeste qui va être emportée dans la tourmente du siège de Paris, puis de la Commune au printemps 1871. Pour y avoir pris part, Alphonse père est arrêté et condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il fera partie du onzième convoi de déportés embarqués sur le Calvados en septembre 1874, pour cent-trente-cinq jours en mer dans des conditions inhumaines. Anne ne reverra plus son mari, les enfants ne reverront plus leur père : Alphonse meurt au bagne de l'île Nou le 7 mai 1875, moins de quatre mois après son arrivée en Nouvelle-Calédonie.
Le Calvados superposé à la carte de la Nouvelle-Calédonie - Source : Gallica
Anne prend une petite épicerie dans le XIVe arrondissement pour faire vivre sa famille, certainement déjà aidée par son aîné. Lorsqu'il se marie en 1880, Alphonse est voyageur de commerce et ce n'est pas non plus dans cette union qu'il va trouver de quoi démarrer son affaire : Alexandrine Kléber est blanchisseuse et ils possèdent l'un et l'autre si peu de choses que leur mariage se fait sans contrat.
Mais l'année suivante, on retrouve Alphonse en association dans sa première affaire. Il ne tarde pas à racheter les parts de son associé dès 1884 pour se retrouver seul aux commandes de sa fabrique de buscs en tous genres, d'agrafes à ressort, de jarretières et de ressorts pour tournures.
Annuaires parisiens - Source : Gallica
Au fil des annuaires, on trouve aussi dans sa production des ceintures, des bretelles fines, ... et même des bébés ! J'avoue que lorsque je suis tombée sur sa première mention de fabricant de bébés, j'ai eu un instant de flottement ;-)
Entretemps, il a déménagé son entreprise de la rue Saint-Martin vers la rue d'Alésia et l'a bien développée. On apprend ainsi, au hasard d'un incendie qui touche son établissement en 1897, que le sinistre met au chômage pas moins de cent-cinquante ouvriers. Le feu a pris dans les magasins et s'est rapidement propagé en se nourrissant des toiles et du caoutchouc stockés pour la production. La famille Gobert, qui logeait dans un pavillon contigu à l'usine, réussit à se sauver en pleine nuit et personne n'est touché par les flammes.
Au petit matin, les pompiers ont maîtrisé l'incendie mais tout est détruit. Alphonse recourt à l'assurance et ne se laisse pas abattre : il redémarre et reconstruit une fabrique plus grande encore que la précédente.
Une vue de la fabrique sur une traite de 1889...
En même temps que la fabrique prospère avec ses hauts et ses bas, Alexandrine et Alphonse agrandissent leur famille. À la petite Maria, née en 1876 bien avant leur mariage, ils donnent encore plusieurs sœurs et frères. Le dernier naîtra en 1898 alors que sa mère a quarante-deux ans. Joueront-ils avec les belles images que leur père fait imprimer pour sa publicité ?
Sans doute la production des buscs était-elle condamnée à péricliter avec l'entrée dans le nouveau siècle. Bientôt la première guerre mondiale allait précipiter le désamour des femmes pour le corset et un vent de liberté se préparait à souffler sur leur manière de s'habiller. Une évolution qu'Alphonse ne connaîtra pas puisqu'il meurt le 20 juillet 1909, à l'âge de cinquante-cinq ans. Son affaire est immédiatement reprise par un nommé Gérard qui se hâtera d'oublier les buscs pour se concentrer sur les ceintures et les bretelles.
Près d'un siècle et demi plus tard, il ne reste de cette aventure industrielle que quelques rares objets comme ma belle boîte, avec le dessus de son couvercle finement gravé d'une autre hirondelle et son étiquette chromolithographiée encore si fraîche.