Le manteau Puddington
Je ne me suis toujours pas résolue à cacher dans une armoire ce merveilleux châle cachemire. Quand mes yeux se posent dessus, je songe à tout ce qu'il porte de travail, probablement ingrat, pour les mains qui l'ont tissé mais aussi de plaisir pour les épaules qu'il a réchauffées. Un tel métrage, 3 mètres 40 sur 1 mètre 60, il y aurait eu de quoi faire tant de choses dedans...
Depuis que j'en suis la gardienne, je m'attarde volontiers sur les déclinaisons de ces châles rencontrées au hasard de mes balades dans les musées. Ce manteau de soirée croisé en farfouillant dans les collections du Museum of Fine Arts de Boston, par exemple, n'est-il pas somptueux ?
Je le trouve parfait, depuis sa coupe et son immense col retombant jusqu'aux parements de velours de soie qui mettent si bien en valeur la magnificence du cachemire. Je jure que je n'avais pas d'autre idée en tête que de vous le donner à admirer et de terminer là mon devoir du dimanche.
Mais les musées nous en disent trop, aussi !
Comment ne pas avoir envie de partir se promener sur les traces d'Ella Puddington, qui conçut un si beau vêtement ?
Ella May Johnston est fille d'immigrants irlandais qui, au milieu du XIXe siècle, fuient la misère de leur île pour venir tenter leur chance entre le Maine et le Nouveau-Brunswick. Elle est leur cadette, précédée par deux grands frères qui complètent cette famille de fermiers baptistes.
Vue panoramique du village de Houlton, où se sont mariés les parents d'Ella en 1863, par Albert Ruger
Maine Historic Preservation Commission
La jeune fille a perdu son père depuis huit ans déjà lorsqu'à vingt ans, elle épouse William Puddington, un cordonnier baptiste lui aussi et qui est son aîné de cinq ans. Leur petite Louise vient au monde quatre ans plus tard, après qu'ils aient perdu un premier bébé au début de leur mariage. La fillette, qui a hérité le prénom de sa grand-mère irlandaise, restera leur unique enfant. D'ailleurs le couple ne doit pas aller bien fort car en 1910, Ella May vit seule avec Louise tandis que le recensement suivant la porte comme divorcée.
Le recensement de 1910 est intéressant, justement, car c'est celui qui correspond à quelque chose près à l'époque de notre manteau. Il nous apprend qu'Ella a quitté le Canada pour les États-Unis en 1904. Elle est désormais installée à Boston où elle exerce comme couturière à son compte.
Mais surtout, elle complète ses revenus en tenant une boarding house. Depuis le début du XIXe siècle, ces pensions de famille ou le système apparenté des rooming houses, les chambres chez l'habitant, sont une véritable institution dans un pays en construction qui connait tant de mouvements de population, aussi bien à l'intérieur qu'en provenance de l'étranger. Elles proposent le gîte à la nuit mais peuvent aussi accueillir des résidents de longue durée qui y louent une ou plusieurs pièces, parfois pour plusieurs années.
Une boarding house vers 1890 - Washington State Historical Society
Ce n'est pas un mode de logement marginal pour l'époque tant il répond à la fois à l'itinérance et au besoin de trouver un toit à bon compte mais également, pour certaines personnes, au simple souhait de ne pas vivre isolées. On estime qu'autour des années 1830, à Boston, un tiers à la moitié de la population vit dans une boarding house, qu'elle en soit hôte ou pensionnaire.
J'avais déjà croisé ce phénomène avec ma cousine Emélie qui, en 1880, hébergeait ainsi une pensionnaire irlandaise dans son cottage du Vieux Carré, à La Nouvelle-Orléans. En 1842, le poète Walt Whitman, lui-même adepte du logement chez l'habitant, qualifiait déjà ses concitoyens de boarding people : Married men and single men; old women and pretty girls; milliners and masons; cobblers, colonels, and counter jumpers; tailors and teachers; lieutenants, loafers, ladies, lackbrains, and lawyers; printers and parsons … all ‘go out to board.’
Fond de carte : Atlas of the city of Boston - David Rumsey Map Collection
Au 5 Berwick Park, devenu aujourd'hui l'Allée Privée 541, Ella May loge quant à elle six pensionnaires, dans une de ces maisons de briques hautes et étroites très fortement inspirées des immeubles londoniens de l'époque victorienne. Il y a là quatre messieurs, un commissaire-priseur et trois ingénieurs dans les chemins de fer, mais aussi deux dames. La première est couturière, comme sa logeuse, et la seconde est précisément Helen Story, une veuve de cinquante ans qui exerce comme médecin généraliste.
C'est pour Helen qu'Ella créa le beau manteau à motifs cachemire, maintenant conservé au Museum of Fine Arts de Boston.
Recensement de 1910 à Boston - FamilySearch
Louise devient modiste et se marie en 1912, en restant proche de sa mère chez qui elle accouche deux ans plus tard. Le 19 mars 1934, Ella May a soixante-deux ans lorsqu'elle devient enfin citoyenne américaine, trois décennies après son installation à Boston. Elle le restera douze ans encore avant de quitter la vie en 1946. Voilà une couturière comme les autres, oubliée, presque anonyme, mais qui a aujourd'hui les honneurs du musée de sa ville par la grâce d'une étiquette accrochée à son œuvre.
Le manteau d'Ella Puddington n'est pas le seul à avoir attiré mon regard pour le détournement du cachemire. Je me suis aussi arrêtée sur cette robe de chambre, si raffinée avec ses manches pagode. Et cette fois-ci, je peux l'admirer sans craindre de devoir partir sur de nouvelles recherches : la couturière n'est pas mentionnée !
Robe de chambre pour femme - Museum of Fine Arts de Boston