Pourquoi Alger ?
J'ai l'esprit d'escalier, c'est vrai, mais ce n'est pas facile d'avoir toujours la réponse immédiate à toutes les questions. Après mon billet sur le Brillanté d'Alger, j'ai dû farfouiller un peu pour résoudre cette interrogation que j'avais en tête depuis un bout de temps, moi aussi ; exactement, depuis la rédaction d'un dossier sur la soie pour L'Une et Lin, le journal du Point de Croix Bourguignon. Je tairai l'année par décence mais disons que ça ne me rajeunit pas ;-)
D'abord, pourquoi le Brillanté est-il d'Alger ?
Claude Marie Cartier-Bresson dépose donc au tribunal de commerce de la Seine, le 25 janvier 1865, le primata de l'étiquette créée pour son nouveau Fil d'Alger À la Croix.
Registre des marques de fabrique déposées au tribunal de commerce de la Seine - Archives de Paris
Merci à mon fouineur préféré qui déniche des petits bijoux dans les fonds parisiens ;-)
Or nous devinons pourquoi Cartier-Bresson a baptisé ainsi son nouveau produit : quarante ans plus tard, le catalogue de 1905 l'affiche sans équivoque. Le fabricant entend commercialiser son fil de coton mercerisé sur le même créneau que la soie d'Alger, très populaire pour la broderie et la tapisserie.
La maison ne manque d'ailleurs pas une occasion d'enfoncer le clou.
Le Mois Littéraire et pittoresque de décembre 1900 - source : Gallica
Il était donc de bonne guerre de s'approprier au moins une partie de son nom pour affirmer ce positionnement ; et prendre soin d'écrire coton en tout petit, à l'arrière de la bague, devait probablement permettre d'entretenir une certaine confusion. Comme on dit, sur un malentendu...
Mais alors... pourquoi la soie est-elle d'Alger ?
Aujourd'hui, le terme de Soie d'Alger a été déposé par le Ver à Soie qui l'utilise pour nommer sa soie schappe à broder. Mais depuis longtemps, c'est également une expression que de nombreux fabricants ont mise en avant, aux XIXème et XXème siècles, pour désigner non pas une marque mais une qualité de soie floche, constituée de septs brins séparables.
Toutes ces marques se revendiquent haut et fort soie d'Alger : la Qualité Sublime du Bon Marché, À la Coquille et À la Croix de la Soie de Paris, Au Ramier de PF, À la Tête de Cheval de Tissier & Carton, Au Cabas d'Or de Paul Picquefeu, À la Bretonne de Laville & Caron, Au Jongleur de Dumoulin & Stetten, Aux Armes de France... Et je ne parle que de celles qui sont dans mon fourbi grâce à une donation de Babeth mais il y en a bien sûr une foultitude d'autres.
Je n'oublie pas, entre autres, la soie d'Alger Au Tailleur de Vaquez-Fessart, dont je vous ai parlé il y a deux ans.
D'ailleurs, il suffit de parcourir les publicités des merceries, les chroniques de mode, les explications d'ouvrages et jusqu'aux programmes scolaires, pour se convaincre que ce qualificatif de soie d'Alger était effectivement employé de manière générique : il est utilisé à longueur de pages sans association à un filateur spécifique.
Même les pêcheurs l'emploient pour fabriquer leurs mouches et grâce à eux, nous avons la confirmation qu'au milieu du XXème siècle, ce terme de soie d'Alger était toujours employé pour désigner les soies floches.
Au bord de l'eau, décembre 1938 - source : Gallica
Retour en arrière... Nous sommes en 1840 ; le pouvoir français s'est engagé depuis dix ans déjà dans l'invasion et la colonisation de l'Algérie et ça fait trois ans qu'il a opté pour une politique d'annexion généralisée, bien au-delà des enclaves côtières déjà sous sa domination. C'est dire si la question est centrale lors de la discussion du budget cette année-là.
On débat bien sûr des crédits à allouer au ministre de la Guerre, mais la Chambre s'émeut également, avec un cynisme renversant, de voir les productions algériennes concurrencer bientôt celles de France. Elle a particulièrement dans son collimateur, "les laines, les soies, les huiles et peut-être aussi les blés, les tabacs et les peaux".
Le Moniteur Universel en 1840 - source : Retronews
Ce que cette préoccupation met en évidence, c'est bel et bien qu'avant d'être envahie par la France, l'Algérie produisait de la soie. Le climat y était favorable à deux récoltes du mûrier dans la saison et surtout à l'élevage en plein air, propice à contenir la propagation de la pébrine qui devait bientôt éprouver si durement la sériciculture dans les Cévennes.
On trouve le fin mot de l'histoire en 1924 dans Le Sémaphore Algérien ou, tout au moins, la réponse à notre question. En évoquant une énième tentative pour relancer l'éducation du ver à soie en Algérie, le journal confirme une ancienne production locale d'où découle la généralisation de l'appellation soie d'Alger pour toutes les soies floches.
Et hop ! Un petit mystère résolu ;-) Cerise sur le gâteau, cette recherche fait naître des images du port industrieux de Marseille à l'époque où on y débarquait les ballots de soie de toutes origines ; et s'y ajoute pour moi la nostalgie de ces années où je n'avais qu'une volée d'escaliers à dégringoler, depuis la rue Grignan, pour descendre sur le quai de Rive Neuve prendre mon premier café du matin...