Le Brillanté d'Alger
Parce qu'il a le même aspect, parce qu'il est aujourd'hui disparu, on a tendance à considérer le Brillanté d'Alger À La Croix comme l'ancêtre du Mouliné DMC ; malgré un lien certain entre les deux fils à broder, ce n'est pas tout à fait conforme à la réalité puisqu'ils ont longtemps coexisté. Après que le sujet a été évoqué sur Facebook cette semaine, j'ai eu envie de me plonger dans ma documentation ancienne et bien m'en a pris : je me suis rendu compte que j'avais beaucoup de matériel à exploiter dans la galaxie Cartier-Bresson, à tel point que j'envisage d'en faire le thème de ma série d'été.
Des entreprises et des marques
Pour bien démêler notre écheveau et savoir dans quel giron est né ce fameux Brillanté d'Alger, il faut remonter un peu dans l'histoire des producteurs. Car en 1961, au moment de s'unir avec DMC, la société J. Thiriez Père et Fils et Cartier-Bresson avait elle-même vu son identité forgée par un long passé d'alliances ; elle résultait en effet d'une fusion entre trois firmes fort anciennement implantées dans la filterie cotonnière.
En 1825, Claude Bresson fonde rue Saint-Denis, à Paris, un atelier qui préfigure les établissements Cartier-Bresson quand il l'aura laissé à son gendre, Claude Cartier. Cette branche-là, enrichie en 1897 par l'apport de la maison Pernolet-Suzor, est plutôt spécialisée dans le fil pour ouvrages de dames et principalement le coton à broder. J'ai déjà évoqué cette famille lors de l'enquête sur le fabricant de passementerie Burkard.
En 1833, Julien Romuald Thiriez crée à son tour la maison portant son nom et qui est, dans ses premières années, une petite filature à la main située à Lille. Elle sera rapidement modernisée grâce à la force motrice d'un manège à six chevaux puis par celle de la vapeur. Les quatre fils Thiriez prennent la succession du père et se targuent d'être les premiers, en France, à avoir fabriqué des fils pour machines à coudre. Thiriez aussi a déjà pointé le bout de son nez sur le blog ;-)
En 1841 enfin, c'est Louis Viarmé qui établit à à Paris, rue de Montmorency, un atelier qui exploitera la marque à ses initiales, LV. Au fur et à mesure de son extension sur la capitale puis dans les faubourgs de Lille, la raison sociale de l'entreprise devient finalement Maurice Frings & Cie, du nom de son gendre avec lequel Viarmé s'associe en 1877. Et décidément, Viarmé n'est pas non plus tout à fait un inconnu ici, je redécouvre moi-même des billets oubliés : j'en ai parlé ici avec une publicité murale et là avec un fil bien parisien.
Voici donc les trois branches qui, après des fusions successives en 1919 puis en 1931, constituent finalement la société J. Thiriez Père & Fils & Cartier-Bresson, fort pratiquement raccourcie en TCB. Chacune apporte au pot commun sa marque la plus emblématique : La Croix pour Cartier-Bresson, La Tête de Cheval pour Thiriez, LV/La Clé pour Frings.
Brochure de 1951 à la gloire de la maison
Ces trois marques principales, ainsi que quelques autres, furent conservées sous leur appellation d'origine par la nouvelle entreprise qui avait bien évidemment intérêt à capitaliser sur leur renommée auprès des couturières et des brodeuses.
Lettre de commerce du 9 novembre 1938
Et le Brillanté d'Alger, dans tout ça ?
Oui, il faudrait voir à ne pas oublier le sujet de départ ;-) Le Brillanté d'Alger À La Croix était une production traditionnelle de la branche Cartier-Bresson, comme en témoignent déjà ces catalogues de la maison en 1908 et en 1926.
Le Brillanté d'Alger au catalogue de 1905
Le Brillanté d'Alger au catalogue de 1926
Vous remarquez peut-être que le Brillanté d'Alger À La Croix est décrit comme composé de 12 fils ? En réalité il est bien présenté en écheveaux de 6 brins séparables -de manière tout à fait similaire au Mouliné DMC- et chaque brin est lui-même composé de 2 fils comme l'explique avec davantage de précisions ce catalogue de 1952.
Le Brillanté d'Alger au catalogue de 1952 - Source : le Musée virtuel TCB
Le détail qui tue : sans doute pour éviter que l'écheveau ne se défasse intempestivement avant usage, les deux extrémités du faisceau de fils sont nouées et maintenues ensemble par une minuscule bague métallique. N'est-ce pas une finition raffinée pour un produit industriel ?
Brillanté d'Alger vs Mouliné
Nous arrivons à la fin des années cinquante, dans le paysage d'une industrie textile confrontée à une conjoncture moins favorable et avec deux poids lourds de la filterie française se faisant face. DMC et TCB entreprennent donc de se rapprocher et après trois ans de négociations, l'union devient effective en mai 1961.
Thiriez Cartier-Bresson accepte de renoncer à son nom dans l'opération au profit de DMC, cotée en bourse depuis quatre décennies. En revanche elle apporte son emblématique tête de cheval au logo du nouveau groupe et surtout, plus stratégique, des dirigeants issus de ses dynasties familiales qui prendront une part active au redéploiement des activités.
La restructuration s'accompagne sans surprise d'une rationalisation de la production : deux produits similaires pouvaient difficilement coexister au sein de la nouvelle entreprise.
Cartes des couleurs des cotons brillants Cartier-Bresson et DMC
TCB était leader sur le fil à coudre, DMC sur les ouvrages de dames et le fil à broder, l'activité fut donc réorganisée autour des compétences phares de chaque partenaire. Il fallut des années encore, jusqu'à la création de nouvelles gammes, pour que les noms de Cartier-Bresson et de Thiriez soient définitivement fondus dans l'alliance mais le mouvement était amorcé dès 1963 avec cette publicité qui annonçait la couleur.
Voilà comment le Brillanté d'Alger À La Croix s'est effacé, voilà pourquoi nous brodons aujourd'hui avec du Mouliné DMC. Et voilà l'explication de la tête de cheval sur le logo du groupe DMC ;-)