Yvonne, Monsieur Sajou et Monsieur de La Fontaine
Dans sa région du Perche qui fait avec tant de douceur la transition entre Bretagne et bassin parisien, Yvonne vit une dernière année de quiétude avant la tempête qui va déferler sur l'Europe. Très bientôt, son père devra abandonner la terre qu'il cultive à la Grange et partir pour quatre années éprouvantes loin de sa famille.
Béthonvilliers et ses vergers de pommiers
Mais personne n'imagine encore le cataclysme sur le point de se déclencher. Pour le moment, chaque chose est à sa place dans le petit univers de l'enfant. Yvonne navigue entre le bourg tout proche de Coudray-au-Perche, où vivent ses grands-parents maternels, et celui de Béthonvilliers auquel est rattaché le hameau.
Louis, son père, est absorbé à la conduite de la ferme. Yvonne a certes un frère, mais elle trouve ce petit René de quatre ans bien trop jeune pour jouer avec elle ! Alors elle s'essaye volontiers aux travaux d'aiguille et y réussit pas trop mal. Il faut dire qu'elle est à bonne école avec Joséphine et Lucie, sa maman et sa tante, toutes deux couturières.
C'est sous leur houlette qu'elle réalisera son marquoir, un ouvrage bien élaboré pour une fillette de neuf ans. Car Yvonne est capable d'une patience étonnante chez une toute petite. Elle a mis beaucoup d'ambition dans son ouvrage mais rien ne résistera à son obstination.
Elle commence sa broderie par une pièce maîtresse et, comme il se doit, ce sera l'alphabet. Bien loin des petites lettres simples et utilitaires apprises à l'école pour marquer le linge, elle choisit un spectaculaire alphabet haut de trente-et-un points. Il est extrait du livret 205 de la maison Sajou ; elle a tout de suite aimé, dans le petit carnet rose, ces lettres au tracé strict mais dont l'aspect rigide est adouci par une branche fleurie.
Après avoir brodé son alphabet, Yvonne l'illustre par un motif qui lui vole presque la vedette et vers lequel l'oeil est irrésistiblement attiré. Elle l'a pioché lui aussi dans un livret de la maison Sajou, mais cette fois dans le 104. Il fait écho à son apprentissage scolaire puisqu'il illustre une fable de Monsieur de La Fontaine, l'Âne et le Chien.
Je conclus qu'il faut qu'on s'entraide... source : Gallica
Comme toujours chez Jean de La Fontaine, la fable trouve son épilogue sur une morale édifiante. Le petit drame instrumentalisé par le poète se joue entre deux animaux qu'Yvonne côtoie tous les jours dans la cour de la ferme. Elle a reproduit le motif de Sajou dans ses moindres détails, sans oublier le moulin de l'arrière-plan, avec un joli fil nuancé dans des teintes dorées. Il y a à peine quelques points décalés ici ou là. Dans les jambes de l'âne par exemple, à quoi pensais-tu petite Yvonne ? Envie d'aller gambader ?
La fillette complète son travail en emplissant chaque espace libre avec des motifs répétés en symétrie, de ces symboles familiers qu'on rencontre si souvent dans les vieux marquoirs : les paniers fleuris, les ancres de marine, les papillons, les oiseaux sur leur branche. Puis suit l'indispensable identification. : maintenant qu'elle est assurée d'avoir mené l'ouvrage à bien, elle peut le reconnaître pour sien en le signant fièrement Yvonne Vallée et l'arrimer temporellement, à la fois dans sa vie et dans le siècle.
Elle encadre finalement le tout avec une frise bien fournie elle aussi, ponctuée par ces pommes qui rappellent les vergers entourant son hameau de la Grange. A nouveau, elle n'a pas choisi la facilité avec cette bordure dense qu'elle mettra encore des heures à compléter !
Qu'est devenue Yvonne, me direz-vous ? De son histoire future, nous saurons peu de choses : comme pour tous les enfants de sa génération, l'insouciance devait brutalement prendre fin l'année suivante. Son père partit à la guerre, son père revint de la guerre. Yvonne se maria puis quitta ce monde à soixante-treize ans, à quelques kilomètres à peine de la Grange, toujours dans son Perche natal.
Encore une fois, c'est la trace fragile de son marquoir qui la ramène sous nos yeux. C'est sur ce morceau de canevas Pénélope qu'une vie se laisse deviner, avec si peu de certitudes cependant...