Machines à coudre {5} Albert Papin
L'objet d'aujourd'hui cristallise mon fantasme ultime de collectionneuse : me retrouver par magie projetée un siècle en arrière, sur le seuil d'un de ces magasins contenant, du sol au plafond, l'objet de toutes mes convoitises. C'est une mercerie, ou un magasin de tissus, ou de machines à coudre … Je suis juste devant la porte et je m'apprête à la pousser pour accéder au paradis, j'entends déjà le son de la clochette qui va m'annoncer.
Ce matin, je suis à Tours et j'entre d'un pas décidé chez Albert Papin, par la grâce d'un panneau de porte arrivé jusqu'à notre XXIe siècle dans un état parfait. Il nous annonce un intemporel dimanche 13 août mais qui pourrait jurer que nous sommes bien en 2023 et pas une bonne centaine d'années plus tôt, sur le point de choisir une machine à coudre ?
Il s'est offert un beau panneau, Albert, il n'a pas mégotté sur la qualité et ça se voit ; ça brille et ça fait riche, dès l'entrée du magasin. D'ailleurs il ne l'a pas commandé au premier venu, il a cédé aux sirènes du représentant de Paris lui vantant les mérites des fameux établissements Lauth, tout là-haut dans les Ardennes !
Comme ce sont des spécialistes, ils lui ont fabriqué un panneau de compétition. Il mesure 50 centimètres sur 32, les grandes lettres blanches sont bien en relief, tout le reste est en lettrage incrusté d'argent. Trois mécanismes à molette sont planqués dans l'épaisseur du carton pour gérer le calendrier perpétuel.
Pour acheter sa machine à coudre, on entre encore à l'époque dans un univers bien masculin ; en raison de la proximité des techniques en matière de mécanisation, puis de motorisation, ce sont en effet les spécialistes du vélo et du cycle motorisé qui se sont naturellement approprié le marché des couseuses mécaniques.
C'est bien ce qu'on retrouve chez Albert Papin, qui met surtout en avant ses compétences de mécanicien vélo avec notamment la marque Alcyon, championne en ce début de siècle dans les plus grandes épreuves cyclistes.
Hum... Pas très couture, tout ça !
Albert part de loin, produit d'une lignée de bretonnes célibataires des plus modestes qui, comme bien des femmes, tirent leur revenu du travail dans le vêtement : sa mère est lingère, sa grand-mère couturière. Quand à dix-huit ans il se présente au recrutement militaire, il exerce déjà la profession de mécanicien et il va la mettre à profit pour se hisser dans l'échelle sociale.
Il épouse en 1904 Georgette Grelet, elle aussi travailleuse du textile puisqu'elle est giletière et, comme lui, elle ne possède rien. Cependant, dix ans n'ont pas passé qu'ils sont déjà à la tête de leur magasin, à deux pas des Halles de Tours.
Ils en sont joliment fiers et n'hésitent pas à le mettre en avant, comme en témoigne cette carte-photo mais aussi la publicité qu'ils font autour. Elle a laissé des traces malgré son caractère éphémère et ne se limite pas à mon panneau de porte : papier à en-tête, porte-plume, miroirs de poche, affiches, cartes de visite…
…et jusqu'à cet étonnant triporteur que vous pourrez admirer si vous avez l'occasion, en passant par Azay-le-Rideau, de visiter le musée Maurice Dufresne. J'imagine bien le petit commissionnaire qu'on voit à gauche sur la carte-photo pédaler comme un fou pour livrer ses machines à coudre à domicile :-)
Albert meurt en 1934 et Georgette continue à porter haut les couleurs de la maison Papin, jusqu'à ce qu'elle-même disparaisse en 1969. Elle est assistée par un de ses gendres qui est lui aussi dans la profession de mécanicien. Aujourd'hui, si on achète toujours des machines à coudre au 105 rue des Halles, c'est désormais sous l'enseigne Singer... qui malheureusement ne peut plus s'enorgueillir des mêmes références.