Qui es-tu Ernestine ? {2}
Je vais donc tenter, avec vous, d'en savoir un peu plus sur la brodeuse du joli exercice de perlage que je vous ai montré dimanche dernier. La première étape pour bâtir son histoire est de donner une structure à sa vie, en repérant les points-clé de son état-civil : sa naissance, son mariage, son décès. Souvenez-vous, j'ai la chance d'avoir des renseignements précieux pour démarrer l'enquête, ce qui n'est pas toujours le cas.
Avant d'en venir directement à Ernestine, le premier réflexe est de chercher rapidement quelques éléments sur son lieu de vie. Direction donc Wikipedia, pour savoir un peu dans quoi on s'embarque :-)
A ce stade, il s'agit simplement de poser le cadre : dans la page consacrée à Bouix, nous apprenons qu'on y trouve aujourd'hui moins de 200 habitants, 157 exactement. Mais dans la période qui nous intéresse, ils étaient 381, plus du double donc. Voilà qui va simplifier les recherches : il n'y aura pas de listes trop fastidieuses à dépouiller.
Et maintenant je sais exactement où se trouve le village : en Côte-d'Or, certes, mais le plus éloigné de moi qu'il puisse être ! Il est en pays châtillonnais, à l'extrême nord du département et à une petite centaine de kilomètres de Dijon.
Les recherches dans l'état-civil
Avec Ernestine, nous sommes dans le cas idéal car le XIXe siècle est la période la plus confortable pour ces recherches. En effet, les naissances, les mariages et les décès sont enregistrés selon des instructions uniformes, dans toutes les communes de France, depuis 1792. C'est la date à laquelle l'état civil a été confié aux maires.
Dans les registres d'état civil de chaque commune, les actes sont consignés à la queue leu leu, du 1er janvier au 31 décembre de l'année. Parfois tous les actes de l'année sont confondus dans un même registre, parfois on trouve séparément un registre pour les naissances, un autre pour les mariages et un troisième pour les décès.
Dans ces conditions, sans connaître la date exacte d'un acte, il serait fastidieux d'avoir à dépouiller les registres pour trouver celui qui nous intéresse. Or 1792 est aussi la date à laquelle a été créé un outil très pratique pour contourner ce problème : les tables décennales. Elles listent, par type d'acte puis par ordre alphabétique des noms (pas toujours rigoureux, parfois sur l'initiale seulement), tous les actes qui ont été dressés dans la commune au cours de périodes de dix ans. On commence donc toujours la recherche en consultant ces tables, qui vont nous fournir la date exacte de l'acte recherché.
La dernière chose à savoir avant d'entrer dans le vif du sujet, c'est qu'en France, la conservation des archives publiques est, dans la plupart des cas, une compétence du Département. Chacun d'entre eux a donc un site pour ses archives, sur lequel il les met à disposition... avec plus ou moins de largesse. Pour trouver le site d'archives qui vous intéresse, il suffit de saisir dans votre moteur de recherche : ad (pour archives départementales) + le numéro ou le nom du département.
Ernestine, à nous deux !
Je recherche donc :
- Ernestine DÉVIRAT-DÉON : nom composé ? nom de jeune fille suivi du nom d'épouse ? noms de ses deux parents ?
- vers 1880 : l'année de sa naissance ? le moment auquel elle a perlé son ouvrage ? la période à laquelle la personne qui a marqué le cadre sait qu'elle a vécu ?
- à Bouix en Côte-d'Or... il reste à espérer qu'elle est née dans ce village.
En saisissant dans le moteur de recherche "ad 21", on trouve immédiatement le lien pour les archives de la Côte-d'Or :
Les pages d'accueil des sites des archives départementales sont bien sûr toutes différentes mais souvent, comme ici, elles mettent en avant les différents fonds d'archives proposés en ligne et l'état civil se trouve en bonne place. Parfois, c'est agencé de manière un peu moins lisible. Ici, il suffit de cliquer sur le premier bloc pour atteindre notre but.
Ce but, c'est la page de l'état civil. Dans la colonne de gauche, se trouvent toutes les communes du département, classées par ordre alphabétique. Je descends pour atteindre Bouix et je clique sur le nom de la commune pour voir les documents disponibles. Merveille de la technique, il y a parmi eux les tables décennales :-) Je clique donc dessus pour les afficher dans la partie droite de l'écran.
La seule date dont je dispose, c'est 1880... Je ne sais pas si ça correspond à la date de naissance de ma brodeuse mais je vais tenter ma chance en visant les tables qui vont de 1873 à 1882. Je descends donc dans la partie droite de l'écran jusqu'à atteindre la table qui nous intéresse.
En cliquant sur la vignette correspondante, la table décennale s'ouvre dans un nouvel onglet. Vous verrez que les archives départementales utilisent différentes visionneuses auxquelles on s'habitue vite, certaines plus maniables que d'autres. Dans celle-ci, on trouve en haut à droite le bloc de navigation entre les pages et dans la colonne de gauche les outils de visualisation (principalement le zoom) et d'impression.
La table décennale est présentée avec les naissances en premier, puis les mariages, puis les décès ; comme celle-ci ne fait que sept pages, ce n'est pas bien difficile de s'y repérer. Dès la seconde page, je trouve quelque chose qui me plaît bien.
Une Ernestine DÉVIRA est donc née à Bouix le 7 août 1873. Il n'y a pas de T à la fin du nom de famille, mais les graphies fluctuantes dans les identités sont relativement courantes encore au XIXe siècle. Évidemment, cet acte mérite largement qu'on le regarde de près ; après avoir noté sa date, je referme donc la fenêtre de la visionneuse pour revenir à l'état civil. Dans la colonne de gauche, je demande cette fois-ci à voir les actes (BMS pour Baptêmes, Mariages, Sépultures, ce sont les registres paroissiaux avant 1792 ; puis NMD pour Naissances, Mariages, Décès, c'est l'état civil à partir de 1792).
Dans la partie droite de l'écran, je descends jusqu'au registre des actes qui recouvre cette fois-ci la période de 1869 à 1892. A nouveau je clique sur la vignette du registre, à nouveau il s'ouvre dans un nouvel onglet : maintenant ce sera toujours pareil !
Le registre commence en 1869, il faut donc avancer jusqu'à l'année 1873. Un petit truc pour simplifier l'exploration : pensez à zoomer mais également à verrouiller le zoom en utilisant le cadenas "Conserver réglages" qui se trouve à gauche, dans les outils de visualisation. Regardez aussi les outils de navigation, vous pouvez avancer par dix pages pour aller rapidement, ou plus précisément une page à la fois. J'arrive rapidement à la vue 56 où se trouve l'acte qui m'intéresse, en haut de la page de droite.
Avec cette première trouvaille, Ernestine commence à se dévoiler :
- son père est Jean Baptiste DÉVIRA (tel que son nom est consigné dans l'acte, mais il signe DEVIRAT) et, surprise, sa mère est Louise DÉON ! Il s'agit donc bien de notre petite brodeuse, identifiée au dos du cadre avec le nom de ses deux parents ;
- elle est née dans une famille de vignerons, d'une toute jeune maman de dix-neuf ans ;
- par chance, la date du mariage de ses parents est indiquée dans l'acte de naissance, ce qui nous évitera tout simplement de devoir la rechercher dans les tables décennales ;
- une mention marginale nous indique qu'elle est morte en mars 1970, à Châtillon-sur-Seine qui se trouve à une dizaine de kilomètres de Bouix... à l'âge de 96 ans donc !
C'est une étape importante pour reconstituer sa vie, cependant ce n'est qu'un début. Ernestine s'est-elle mariée ? Son acte de naissance ne comporte pas de mention l'indiquant, mais il n'y a obligation de noter le mariage en marge de l'acte de naissance que depuis 1897... et encore peut-il parfois y avoir des ratés.
A quelques exceptions près, les noces étaient le plus souvent célébrées dans la commune de la future épouse. Je parcours donc les tables décennales de Bouix à la recherche du mariage de mon Ernestine : aucune trace, même en cherchant jusqu'en 1932. Ernestine ne s'est pas mariée, ou bien elle s'est mariée ailleurs que dans son village natal.
Il y a de grandes chances pour que son acte de décès m'en apprenne davantage. Seulement il va falloir s'y prendre autrement pour l'obtenir.
Les recherches dans l'état civil récent
Pour des raisons de protection de la vie privée, les actes d'état civil peuvent ne pas être communicables. Les décès le sont sans délai, mais pour les naissances et les mariages, il faut attendre soixante-quinze ans après la clôture du registre ; sauf à avoir une filiation directe, ce qui ne sera pas le cas pour nos ouvrages chinés en brocante. C'est un premier obstacle.
La seconde difficulté est que, par conséquent, ces actes ne sont pas disponibles en ligne. Le plus souvent, pour les actes du XXe siècle, il faudra s'adresser à la mairie où a été dressé l'acte. Elle n'est pas tenue de faire de recherches mais, s'il est dans les délais de communication, elle doit fournir la copie d'un acte dont on lui indique la date précise.
Dans le cas d'Ernestine, je n'ai pas tout à fait la date exacte du décès car le jour a été mangé dans la reliure lors de la numérisation du registre. Mais les secrétaires de mairie sont le plus souvent très serviables, cette toute petite imprécision ne devrait pas poser de problème. En temps normal, j'aurais demandé cet acte par courrier, en joignant une enveloppe timbrée pour la réponse ; je trouve que ce moyen est moins dérangeant pour la secrétaire que le téléphone ou un mail, mais ça n'engage que moi :-) Ici, comme je suis presque voisine, j'ai profité d'un déplacement aux environs de Châtillon pour m'arrêter en mairie. La personne qui s'occupe de l'état civil a sorti le registre séance tenante pour m'en donner photocopie.
La CNIL a fixé à vingt-cinq ans le délai de publication des actes de décès sur internet. Cependant, dans la mesure où celui-ci n'a pas déjà été mis en ligne par un service d'archives, je m'abstiendrai de vous le montrer. Il est suffisant pour notre histoire de savoir que le nom d'Ernestine y est bien fixé avec le T final : DEVIRAT, qu'elle a vécu célibataire, et que l'adresse de son décès correspond à une maison de retraite.
Sortez vos cahiers de texte et notez vos devoirs :-)
Pour cerner l'environnement d'Ernestine, je suis ensuite allée chercher l'acte de mariage de ses parents et de ses grands-parents maternels et paternels ; à vrai dire je suis même remontée jusqu'aux quatre mariages de ses arrière-grands-parents. C'est intéressant par exemple de savoir si la famille est ancrée depuis longtemps dans le monde paysan, ou depuis quand ils sont à la vigne. J'ai aussi cherché à savoir si elle avait des sœurs et frères, quand ses parents et grands-parents étaient décédés, pour connaître les évènements qui avaient pu marquer sa vie.
Voulez-vous tenter l'exercice ? Je crois que vous avez désormais toutes les clés pour trouver ces actes. Mais bien sûr vous préférerez peut-être vous essayer à vos premières recherches avec un de vos marquoirs.
Et si j'ai oublié quelque chose et que vous êtes bloquée, n'hésitez pas à me le dire en commentaire, je tenterai bien volontiers de rectifier le tir en complétant ce billet.
Les difficultés que vous rencontrerez peut-être avec vos brodeuses
- l'ouvrage ne contient pas assez d'indications pour repérer avec certitude la petite : par exemple, il y a son prénom et son nom mais aucun indice de lieu et/ou de date. Ou bien le lieu est renseigné mais vous n'avez que deux initiales pour le nom et le prénom. Ou bien, même dans un lieu restreint, vous rencontrez des homonymes parfaites. Ou bien votre demoiselle avait un prénom d'usage qui n'est pas du tout celui de l'état civil ; c'est assez courant encore au XIXe siècle... Ce sont des cas où il sera souvent difficile d'identifier avec certitude la main qui tenait l'aiguille pour aller plus loin. Rappelez-vous les anonymes de cet été, il y en avait qui ne l'étaient pas tant que ça, seulement je ne pouvais pas les retrouver sans risque d'erreur : Albertine Morel, Géraldine Massy...
- les archives départementales qui vous intéressent n'ont pas mis l'état civil en ligne. Ils sont de plus en plus rares mais il y a encore quelques départements qui traînent la patte. Sauf pour certaines grandes villes qui ont fait le choix de publier elles-mêmes leur état civil, il sera alors consultable uniquement sur place, au service d'archives.
- votre recherche se situe avant 1792 : les écritures sont plus difficiles à déchiffrer, les rédactions sont moins uniformes, les actes contiennent moins de renseignements, les tables décennales n'existent pas... Mais il faudrait que vous ayez vraiment de très très vieux marquoirs et puis, d'ici là, vous vous serez aguerrie !
- vous cherchez un acte pendant la période révolutionnaire, où était en vigueur le joli calendrier républicain, calé sur les saisons et les travaux des champs. Il vous faudra alors faire un petit effort de conversion des dates mais il y a des outils en ligne parfaits pour ça. Personnellement j'ai en lien celui des archives départementales de l'Oise, très maniable pour convertir dans les deux sens.
Le reste du temps, vous ne vous laisserez pas berner par les abréviations des mois. Quasiment jusqu'à la première guerre mondiale, on abrège 7bre pour septembre, 8bre pour octobre, 9bre pour novembre et Xbre pour décembre.
Dimanche prochain, je vous emmène un peu plus loin dans la vie d'Ernestine en utilisant les recensements de population. Nous en saurons davantage sur elle, nous butterons sur un nouveau mystère... si c'est pas du teasing, ça :-)